Aux deux pôles de l’art et de la littérature se trouvent deux systèmes opposés, le réalisme et l’idéalisme. Le premier prétend reproduire la nature telle qu’elle est ; le second se croit en droit de la transformer et de la corriger. L’un poursuit la vérité l’autre, la beauté, L’un ne veut exprimer que les caractères saillants des objets ; l’autre se propose de mettre en lumière leurs caractères nobles et bienfaisants.
Poussez à outrance l’un ou l’autre de ces deux systèmes vous arrivez à l’absurde, à l’impossible.
Deux peintres en face d’un paysage auront beau vouloir le copier avec une exactitude parfaite ; ils ne le rendront pas de même, parce qu’ils ne le verront pas de même : leurs yeux sont des lunettes de couleur et de portée différentes ; l’image qu’ils perçoivent varie suivant leur tempérament et leur disposition. Dans le nombre immense des détails qui s’offrent à leurs regards, tel groupe frappe celui-ci et devient pour lui dominant ; tel autre attire l’attention de celui-là et prend sur sa toile une importance capitale. Qu’il le sache ou non, l’artiste a ses préférences qui lui sont imposées par sa constitution physique et morale. On l’a dit et bien dit : il voit la réalité non pas telle qu’elle est, mais tel qu’il est. Il modifie la nature en tâchant de la reproduire, il la trahit en croyant la traduire ; il y mêle une part de lui-même ; à l’élément réel il ajoute un élément personnel. Le réaliste le plus forcené est ainsi un idéaliste inconscient. Veut-il être sincère ? il confesse qu’il a lui-même son idéal. « L’art est un choix », a écrit quelque part M. Champfleury. L’œuvre d’art, dit aussi M. Zola, c’est « un coin de la nature vu par un tempérament » Qu’est-ce à dire, sinon que la personne de l’artiste intervient nécessairement pour interpréter le modèle et partant pour le modifier ? […]
L’idéaliste le plus renforcé est un réaliste sans le savoir. Même quand il prétend créer, il ne fait que combiner ou qu’embellir des idées empruntées à la réalité. S’il vole, comme l’oiseau, en plein azur, il part de la terre et il y revient. Qu’il transfigure tant qu’il voudra l’homme et la nature, encore faut-il qu’il garde quelques traits du modèle primitif, sous peine de n’être plus intelligible pour personne. Qu’il mette dans son œuvre autant de lui-même qu’il pourra, il y a dans cette œuvre, dans son idéal même, quelque chose qui n’est pas à lui, mais qui vient du dehors. À l’élément personnel s’ajoute donc l’élément réel.
Le réel et l’idéal nous apparaissent de la sorte comme inséparables frères ennemis, cela est vrai souvent, mais frères jumeaux quand même, et, mieux encore, frères Siamois. En vain ont-ils parfois l’air de se haïr d’une haine irréconciliable ; quand ils se déclarent incapables de vivre l’un avec l’autre, ne les croyez pas, ils ne peuvent vivre l’un sans l’autre. […]
Des faits ! des faits ! toujours des faits ! Le roman se pique de n’être qu’un procès-verbal aussi exact que possible ; seulement, pour ne pas se perdre dans un labyrinthe inextricable, il prend comme fil conducteur les lois découvertes par la science moderne ; il est ainsi scientifique, et par l’analyse qu’il emploie pour découvrir les faits, et par les théories dont il use pour les grouper.
Qui dit science dit, ou devrait dire, impartialité absolue. L’homme qui poursuit exclusivement la vérité ne saurait trop se défier des trahisons de la sensibilité. Il doit éliminer de ses recherches toute émotion comme une cause d’erreur. Il doit atteindre, ou du moins viser, à l’impassibilité du médecin qui dissèque un cadavre, à l’effacement du greffier qui enregistre les actes et les paroles d’autrui. De là pour le réalisme scientifique la nécessité d’être aussi impersonnel que possible. Point de rires, point de larmes ; ni pitié, ni colère ; une sérénité implacable. Est-ce que le soleil ne verse pas des rayons indifférents sur la prairie en fleurs et sur la ville en ruines ? Est-ce que le miroir ne reproduit pas avec une égale placidité les visages gais ou tristes, les scènes calmes ou violentes ? Son mérite et son devoir, c’est d’être fidèle ; il est parfait, quand la réalité et son image se ressemblent au point qu’on ne sait plus laquelle est la reproduction de l’autre, quand la matière interposée rend les autres objets visibles en demeurant elle-même invisible. Être un miroir aussi net et aussi exact, c’est le rêve du romancier réaliste. Il met son ambition à disparaître et son art à se dissimuler ; il veut qu’en son œuvre on puisse tout voir, tout, excepté l’auteur. Mais c’est ici que l’idéal reprend ses droits. Vainement l’idéal du réaliste est-il de n’avoir point d’idéal ; l’élément personnel, essentiel à toute œuvre d’art, peut être réduit à un minimum, il ne peut être supprimé. Tous les miroirs, chacun l’a remarqué, ne reproduisent pas de même les objets ; il en est qui grossissent les traits du visage ; il en est qui élargissent ou allongent les figures ; l’image dépend à la fois de la nature des objets et de la nature des miroirs. Ainsi, par cela seul que la réalité traverse un esprit avant d’être reproduite et fixée dans un roman, elle se transforme et se déforme, et l’œuvre révèle à la fois le modèle et le peintre.
Il est donc permis de distinguer dans le roman contemporain la théorie et la pratique, ce qu’il a voulu et ce qu’il a fait. Toute la vérité, rien que la vérité. C’est à coup sûr une belle devise, mais peut-être est-elle aussi quelque peu ambitieuse. Où est-il, l’esprit dont la justesse impeccable n’a jamais été faussée par quelque idée préconçue ? Où est-il, l’esprit complet à qui une partie de la réalité n’en a jamais caché une autre ? Point n’est besoin d’une longue attention pour remarquer que le réalisme de nos jours est dominé par une double conception philosophique de la vie : il est matérialiste et pessimiste. En tête de l’Histoire naturelle et sociale des Rougon-Macquart, M. Zola fait savoir qu’il compte étudier chez eux « le débordement des appétits ». Ailleurs il se vante de peindre « des brutes humaines » et de supprimer l’âme. Il dit en effet des personnages qui peuplent l’un de ses romans : « L’âme est parfaitement absente, et j’en conviens, puisque je l’ai voulu ainsi. » On ne saurait désirer une plus franche profession de matérialisme.
En même temps, le roman naturaliste se plaît à retracer les misères de la destinée humaine. Il fouille sans relâche et de préférence les plaies les plus hideuses. Il constate avec une sorte d’amère volupté les défaillances et les désenchantements de l’homme vaincu par les choses. À ses yeux la souffrance est la règle, et la joie une exception si rare qu’il est à peu près inutile d’en parler. Il est admis que toute espérance avorte, que tout bonheur est une chimère. Déjà Flaubert, cet attardé du romantisme érigé malgré lui en pontife du réalisme, professait que tout aboutit à rien. Dégoûté des hommes et des choses comme un trappiste, il s’intitulait avec une ironie mélancolique le R. P. Cruchard, directeur des Dames de la désillusion. Les moines de son ordre, j’entends ceux qui l’ont choisi pour maître et prophète, ont répété à satiété ses théories sur le néant universel. M. Zola s’écrie : « L’art est grave, l’art est triste. » Il déclare que « tout roman vrai doit empoisonner les lecteurs délicats », et l’on aurait mauvaise grâce à lui contester l’honneur d’être fidèle à son programme. Ceux qui le suivent de près ou de loin essayent de s’y conformer à leur tour. On peut compter celles de leurs œuvres qui ne laissent point un arrière-goût amer, si ce n’est même une fade odeur de pourriture. « Nous sommes avides, dit encore M. Zola, de connaître le cadavre du cœur humain. »
De ces deux doctrines adoptées par les naturalistes, l’une s’explique d’elle-même. Matérialisme est en philosophie l’équivalent de réalisme en littérature. Aux époques d’idéalisme outré, l’homme est regardé comme une sorte de pur esprit attaché à un corps, son esclave docile. Nobles pensées, passions généreuses semblent l’unique et perpétuelle inspiration de ses paroles et de ses actes ; il s’envole alors en plein ciel, sans songer que la chute est d’autant plus lourde que l’essor a été plus audacieux.. Dans toute époque réaliste, c’est le contraire qui se produit, le corps prend sa revanche et devient le maître ; on rabaisse l’homme au lieu de l’élever, on le déshabille pour chercher la brute qui se cache en lui, on met à nu tous ses liens de cousinage avec l’animal.
Quant à la conception pessimiste du monde, elle n’est pas au même titre inhérente au réalisme. Il peut y avoir un réalisme gai. Il fut un temps en France où beaucoup d’écrivains furent, comme aujourd’hui, épris de vulgarité, où ils parlèrent le langage des halles, promenèrent leurs personnages dans les bouges et les cabarets, s’efforcèrent de retracer crûment les mœurs bourgeoises et populaires. […]
Qu’on s’en afflige ou s’en applaudisse, c’est un fait incontestable que les réalistes de nos jours se montrent dans la peinture des passions plus physiologistes que psychologues. C’est leur tort et leur mérite. S’ils ont trop souvent négligé l’analyse mentale, ils ont en revanche, dans leur étude de tel ou tel appétit dominateur, poussé plus loin que personne la recherche de ses causes premières et de ses conséquences dernières. Ils ont ainsi planté le drapeau de la littérature sur des terres inexplorées, et ces conquêtes sur l’inconnu ne seront pas leur moindre titre aux yeux de l’avenir ; leurs adversaires profiteront et profitent déjà de cet agrandissement du domaine littéraire.
Tout d’abord, en s’efforçant de découvrir dans le passé la raison d’être du présent, ils ont été frappés des effets puissants et encore obscurs de l’hérédité. Ils ne se bornent plus, ce qui était déjà il y a quelque cinquante ans une grande nouveauté, à replacer l’homme dans le milieu où se sont développés ses vertus et ses vices ; ils le prennent avant sa naissance ; ils démêlent en lui des réminiscences ; du temps où il vivait en la personne de son père ou de son aïeul ; ils montrent ses ancêtres parlant par sa voix et agissant en lui à son insu. Ils dépassent ainsi les limites de la conscience ; ils poussent des pointes hardies, on peut même dire aventureuses, au milieu des éléments vieux comme le monde, qui composent un homme d’aujourd’hui. Ils reculent ainsi, autant et peut-être plus que ne le permet l’état de nos connaissances, les plans lointains qui servent de fond à leurs tableaux.
Il est désormais admis qu’un personnage de roman ne peut pas être détaché de sa famille ni de sa race, que ses paroles, ses actes, ses caprices les plus bizarres en apparence, sont la conséquence logique d’antécédents souvent inconnus de celui même qui les subit. La tendance qui règne aujourd’hui dans l’art pourra, suivant l’ordinaire, être vaincue et remplacée par une autre toute contraire ; la méthode inaugurée de la sorte est une de ces choses acquises qui défient les révolutions de la mode. En même temps que le roman réaliste s’enfonce dans la nuit du passé, pour y surprendre l’origine d’une passion maîtresse, il suit aussi jusqu’au bout le développement de cette force une fois lancée et lâchée dans la vie. Ici rien ne l’arrête. Il ne connaît ni ménagements ni réticences. Et pourquoi y aurait-il recours ? Il veut être vrai et non beau. Fi donc des conventions du monde, des pruderies hypocrites, des voiles menteurs jetés sur la laideur des choses En vain la société aime-t-elle, ainsi que l’homme, à se faire illusion sur elle-même, à se cacher ses plaies et ses faiblesses. Le roman ne veut plus être complice de ces supercheries ; par une réaction naturelle et excessive comme toutes les réactions, il sera bien plutôt fanfaron de brutalité ; il criera ce qui se disait tout bas, étalera ce qui se dissimulait. Est-ce au nom de la morale que vous mettrez un frein à son ardeur de tout dire ? Si vous lui en parlez, il vous répondra que la morale n’a jamais consisté à mentir. À la société scandalisée il répliquera : « C’est ta faute, et non la mienne, si je n’ai à peindre que des hommes fourbes, cupides, égoïstes, débauchés. Tu veux que je me réforme ! Réforme-toi donc la première ! » Peut-être ajoutera-t-il encore que sa moralité consiste précisément en ce qu’on taxe d’immoral, et il ne sera pas à court d’arguments pour le soutenir..
Il existe, en effet, deux façons, non pas contradictoires, mais différentes, de concevoir la moralité d’une œuvre littéraire. On peut dire aux hommes : Voici ce qui est bien ! Admirez et imitez, si vous pouvez. On peut leur dire également : Si vous faites telle chose, voici ce qui en résulte ; vous êtes avertis, songez aux conséquences avant d’agir. En d’autres termes, on peut montrer ce qui doit être ou ce qui est, proposer un modèle ou laisser parler les choses. Le premier procédé est celui de l’idéalisme ; l’autre est celui du réalisme.
Ce n’est point notre affaire de réconcilier ici deux façons de juger qui sont si opposées. Il nous suffit de remarquer qu’il se dégage du roman réaliste une morale semblable, puissante parce qu’elle est impersonnelle, peu élevée sans doute, mais pratique, et qui n’est au fond que la logique des choses, l’enchaînement nécessaire des causes et des effets. Dans ce système, le vice se condamne lui-même par la dégradation qu’il amène, et l’on comprend pourquoi des sociétés de tempérance ont pu faire jouer L’Assommoir comme une sorte de sermon dramatique contre l’ivrognerie.
Quoi qu’il en soit, les réalistes, ne rencontrant aucun frein dans leurs théories esthétiques ou morales, ont pu en toute liberté suivre la passion déchaînée jusqu’au moment où elle aboutit au détraquement de la machine humaine. Comme la pente naturelle de leur esprit est d’envisager la vie par son côté triste, ils arrivent souvent à une catastrophe tragique. Mais quelle différence avec l’art idéaliste ! La tragédie classique, par exemple, même quand elle se termine par un coup de poignard et du sang versé, cache autant qu’elle le peut ce qu’il y a de physique dans ce dénouement ; le personnage frappé meurt dans la coulisse ou, s’il expire en scène, le poète écourte son agonie et ne s’attarde pas à décrire les douleurs, les affres, les convulsions qui sont les compagnes ordinaires de la mort. Il veut parler à l’esprit et au cœur, non aux sens. Le roman réaliste se plaît au contraire à étudier sur le corps la dégradation lente qui l’achemine à sa dissolution finale. Il essaye de rivaliser avec la médecine ; d’étape en étape, il mène l’ivrogne du cabaret à l’hôpital, de l’abrutissement au delirium tremens. Il secoue ainsi les nerfs du lecteur, il lui fait éprouver les sensations âpres et fortes qu’on peut ressentir dans un amphithéâtre de dissection. Mais s’il applique toujours avec une égale énergie la formule « Grattez l’homme, vous trouverez l’animal », inégal est le succès de la méthode. Elle peut suffire, quand elle s’exerce sur des tempéraments simples, tranchés, excessifs ; quand il s’agit de gens du peuple en qui le fond primitif de l’humanité est à peine recouvert d’un léger vernis. Mais dès que le moral se complique, dès que l’éducation entrecroise tout un réseau de fils au milieu des instincts et des sentiments communs à tous les hommes, il n’est que trop aisé de saisir le vice de cette psychologie rudimentaire. C’est pourquoi L’Assommoir est resté l’œuvre la plus populaire et la mieux réussie de l’école ; là, en effet, s’est rencontré un parfait accord entre les personnages et les procédés employés pour les peindre.
Ce goût pour ce qui est violent et extrême entraîne une autre conséquence curieuse. Le réalisme est, en théorie, opposé aux types exceptionnels, il fait profession de maintenir ses personnages dans le train banal de la vie de tous les jours ; et pourtant il revient lui-même à ces êtres d’exception qu’il condamne. S’il ne crée plus des monstres de vertu, comme l’idéalisme, il a une prédilection marquée pour les raretés pathologiques. Dans la crainte de paraître timide, dans son désir de dérouler tout entière la série des effets que peut engendrer telle ou telle lésion organique, il en arrive presque à peupler le monde d’hallucinés, d’hystériques, de maniaques. Que l’on compte, si l’on veut, dans l’histoire des Rougon-Macquart, le nombre des têtes où couve et fermente la folie. Au sortir de cette lecture, on est tenté de répéter le mot fameux : « Il y a des maisons où les hommes enferment les fous pour faire croire que les autres ne le sont pas ». […]
En changeant de but et de méthode, en modifiant d’une façon aussi profonde le choix et le caractère de ses personnages, le roman ne pouvait manquer de modifier sa structure et son style. Il nous reste donc à parcourir les changements que la forme, ce vêtement des idées et des sentiments, a subis à son tour et par contre-coup.
Ce qui frappe d’abord, c’est qu’il est construit sur un plan nouveau. Du moment qu’il veut faire concurrence à la science, qu’il recherche avant tout l’exactitude, qu’il réduit au minimum l’imagination, il n’a plus besoin d’avoir une fable compliquée. Pourquoi se donner la peine d’inventer une intrigue adroitement nouée et dénouée ? La première venue suffit. L’action devient l’accessoire, elle n’est qu’un moyen de relier les notes accumulées, elle ne doit pas absorber à son profit l’attention que réclament les faits observés. L’intérêt ne gît plus dans la suite des évènements, mais dans l’étude de tel milieu social. Ce qui prend la première place, c’est la description ; l’auteur veut montrer le plus de choses possible ; il a entassé des monceaux de documents qu’il tient à placer ; il ne peut plus cheminer alerte et rapide ; il s’attarde, il s’arrête, il revient sur ses pas. Qu’importe si le récit languit ? Il ne s’en soucie guère. Il ressemble au propriétaire campagnard qui promène ses visiteurs dans tous les coins et recoins de son domaine, sans leur faire grâce d’une allée, d’un point de vue, d’une plante rare et presque d’un brin d’herbe. Il en arrive à devenir, comme lui, fatigant à force d’être infatigable. Dans son désir de rendre la réalité tout entière et telle qu’elle est, il vous peindra le même endroit à cinq moments différents de l’année ou de la journée. Faut-il s’étonner, après cela, si telle œuvre n’offre qu’une galerie de tableaux et de portraits, si telle autre fait l’effet d’une salle de l’Hôtel des ventes où le nombre et le pêle-mêle des détails dérobe parfois la vue de l’ensemble ?
On a dit avec raison : « Chacun a sa façon de s’exprimer, qui vient de sa façon de sentir. » Il est donc naturel qu’à une conception particulière de l’art corresponde un style particulier. En vertu de ses théories, le roman naturaliste est obligé de laisser aux personnages qu’il met en scène leur vrai langage. Dès lors, plus de distinction entre la langue écrite et la langue parlée. Tout ce qui se dit a droit de cité dans la littérature. Repousser tel mot, sous prétexte qu’il est vulgaire, bas, ignoble, ce serait, non plus seulement une ridicule pruderie, mais un manque de conscience, un affront volontaire à la vérité. Aussi, la langue littéraire a-t-elle été élargie sans mesure. L’argot des voleurs ou des ouvriers y a pénétré, comme le jargon des coulisses et des champs de courses. Parfois, même, on pourrait accuser les romanciers de bravade. Il semble qu’ils aient pris plaisir à choquer la bégueulerie des puristes, qu’ils aient prodigué les termes crus par esprit de contradiction ; qu’ils aient enfin apprécié le mot propre, surtout lorsqu’il avait le mérite d’être malpropre. L’auteur se trahit ainsi de temps en temps par quelque brutalité voulue et déplacée, en dépit de ses efforts, souvent heureux, pour reproduire avec une irréprochable fidélité les paroles et les pensées mêmes d’autrui.
Mais où l’auteur se montre pleinement, c’est dans la description. C’est lui, alors, qui voit, qui sent, qui parle, et le contraste est curieux entre son style et celui de ses personnages. Qu’on relise tel passage de L’Assommoir, par exemple la promenade de la noce à travers les galeries du Louvre. À deux lignes de distance, dans le même paragraphe, on rencontre la vulgarité ahurie d’une troupe ignorante et les appréciations savantes du romancier, qui s’exprime en artiste et en lettré.
Essayons de définir les procédés de l’écrivain quand il parle ainsi pour son propre compte. Rien de plus personnel que le style ; partant, rien qui varie plus d’un homme à un autre. Cependant, il est permis de dire que, dans le roman naturaliste, le style est d’ordinaire à la fois abstrait, et, par une apparente contradiction, violemment sensuel.
Beaucoup d’expressions techniques empruntées au vocabulaire des sciences médicales ou de la philosophie ; des termes rébarbatifs arrachés des livres spéciaux et comme étonnés de se trouver dans un ouvrage de lecture courante ; des substantifs qui désignent des abstractions et qui sont tout à coup dotés d’un pluriel, comme des envolements, des candeurs, des puretés ; voilà ce qui s’y rencontre à chaque pas et dénote la préoccupation scientifique.
En même temps, un effort constant pour affecter les sens. Peu d’effets qui s’adressent à l’oreille ; en revanche, coloris cru, saveur âpre, odeur forte et presque fauve, tels sont les mots qui viennent d’eux-mêmes sous la plume pour caractériser le style des romanciers naturalistes. Ils aiment surtout à frapper les yeux ; ils emploient à satiété l’imparfait, le temps descriptif par excellence du reste, ils sont plus coloristes que dessinateurs, ils peignent en myopes, voyant plutôt des taches que des lignes, saisissant au milieu de masses confuses le détail pittoresque qui accroche le regard. Ils rendent à merveille les coups et les jeux de lumière, le miroitement du soleil sur la soie ou la verdure humide, les franges d’or ou d’argent des nuages, le fourmillement bigarré de la foule. Peintres de nu plus encore que de paysage, ils savent aussi l’art de faire flamber sous une épithète voyante la chevelure rousse ou la blancheur rosée d’une femme.
On comprend sans peine chez les naturalistes cette puissance à noter l’impression que fait l’extérieur des êtres ; mais qui s’attendrait à trouver chez plusieurs d’entre eux un style raffiné jusqu’à la préciosité ? En cherche qui voudra des exemples ; ils abondent dans l’œuvre de MM. de Goncourt. C’est qu’on peut être maniéré, comme on peut être brutal, à force de vouloir être vrai. L’alliance de la mièvrerie et de la crudité, si bizarre qu’elle puisse paraître, est plus commune qu’on ne pense. Saint-Amant, le poète haut en couleur qui chanta la vigne et les cabarets, fut un habitué de l’hôtel de Rambouillet et un maître en afféterie. Marivaux, dans son roman si délicat de Marianne, nous fait assister à un copieux échange de coups de gueule entre un cocher et une lingère ; Marivaux est pourtant le parrain, sinon le père, du marivaudage.
Un dernier trait qui s’impose à l’attention et qui n’est pas le moins surprenant, c’est l’invasion de la poésie et du lyrisme au milieu du roman réaliste. Il suffit de citer La Faute de l’abbé Mouret, de M. Zola. L’auteur la définit lui-même « une idylle adamique », et en effet, le parc abandonné où il enferme et enivre ses deux amoureux, le Paradou, n’est qu’une parodie du Paradis terrestre. Ce n’est pas là, du reste, un cas isolé, et il y a chez lui, comme chez ses disciples, plus d’une description exubérante où le lecteur étourdi a le droit de s’écrier « Ô poète ! »
Bornons-nous, pour le moment, à constater cette revanche imprévue de l’imagination, sans en chercher la raison d’être. Aussi bien, nous n’avons voulu d’abord que relever les traits essentiels du roman naturaliste contemporain, et voici les résultats auxquels nous avons été conduit.
Il se donne pour but la peinture exacte des mœurs actuelles ; il s’efforce d’être scientifique ; il prétend être impartial et impersonnel mais il est matérialiste et pessimiste de parti pris ; par suite, il est entraîné à choisir des sujets tristes et répugnants ; déterministe, il étudie de préférence les causes physiologiques des actions humaines et en particulier l’influence de l’hérédité ; il met surtout en lumière les appétits grossiers de notre nature et en suit le développement jusqu’au bout ; l’amour sensuel et la fille sont l’objet favori de ses études ; il sacrifie volontiers l’action à la description ; il a enfin un style abstrait, sensuel, ami des couleurs crues et des effets violents, ce qui ne l’empêche pas d’être parfois précieux et poétique.
Georges Renard, La Nouvelle Revue, mai 1884