En dépit de tout le talent dont ils sont pleins, les livres de M. Zola, et j’entends les meilleurs, me laissent toujours l’impression d’un certain vide. L’auteur de L’Argent a une façon sommaire de peindre la vie qui déconcerte en moi le besoin de comprendre les mobiles auxquels obéissent les personnages dont il trace la fuyante et monotone silhouette. Je parle de la peinture particulière de la vie à laquelle M. Zola s’attacherait, mais à regarder les choses d’un peu près il n’y a en réalité aucune peinture de la vie dans ces énormes tableaux où le romancier semble avoir pris à tâche de nous mettre exclusivement sous les yeux les aspects extérieurs des objets.
En tout cas, il est bien certain que, soit parti pris, soit impuissance, M. Zola ne réussit pas à nous intéresser tout de bon aux passions, aux actions de ses héros qui conservent toujours on ne sait quoi d’anonyme, d’épars, où rien ne frappe l’esprit. Ils nous apparaissent comme perdus dans la foule, dépouillés de toute individualité. Ils se présentent à nous sous une sorte de vêtement uniforme, avec une allure conventionnelle, une attitude préméditée où nous ne découvrons rien de sincère, c’est-à-dire, en somme, rien de significatif. N’ayant ni volonté ni conscience, ils ne peuvent avoir de caractère, et n’ayant pas de caractère ils ne sauraient nous représenter l’image de la vie morale, qui, si je ne me trompe, est bien celle dont l’art littéraire et même tous les arts ont surtout, et avant tout, à se soucier. […]
La philosophie de M. Zola n’a rien pour me déplaire. C’est un honorable et un peu confus mélange du pessimisme et de la doctrine évolutionniste dont le sens est, en somme, très acceptable et qui, pris en bloc, n’offre aucune contradiction trop choquante. Comme ses héros, c’est légèrement sommaire ; mais cela se tient assez. Au point de vue où nous sommes, je dirai même que cela se tient plutôt trop, car c’est de sa foi dans la misère de la création que M. Zola s’autorise pour donner aux mortels au sort desquels il prétend nous intéresser cette uniformité dans la misère qui leur ôte à presque tous cette liberté dont les effets sont précisément de nous distinguer les uns des autres, c’est-à-dire de nous caractériser.
Ils n’y songent guère, les misérables mis en scène par M. Zola, à se caractériser. C’est à tout autre chose qu’ils songent, car ils ont justement la volonté de nous faire voir en eux l’exemple soi-disant vivant de cette humanité que l’auteur se représente sous le même aspect lamentable et répugnant. Malheureusement la consigne à laquelle ils obéissent ainsi trahit un état moral tellement rudimentaire qu’il n’y a plus chez eux, je ne dirai pas trace de moralité, mais, ce qui est pis encore, trace de bonne foi. J’entends par là qu’ils n’ont même plus l’air de croire à leur propre réalité. Derrière eux, je sens continuellement l’auteur. Avec ses grands airs d’impassibilité, il intervient en effet sans cesse ou, si vous le préférez, la vue systématique et étroite qu’il a du monde apparaît là où nous voudrions simplement voir ses personnages vivre pour leur propre compte. Il en résulte une monotonie d’effets qui m’a souvent fatigué et m’a trop longtemps empêché de goûter comme je l’aurais voulu les qualités d’un autre ordre par où se recommande le talent de M. Zola.
Ces qualités sont nombreuses et quelques-unes sont éclatantes, si éclatantes que je me demande si aucun écrivain français les a jamais eues à ce degré. Si, en effet, M. Zola n’a pas le sens de l’analyse ou – comme disent plus pompeusement nos jeunes gens – de la psychologie individuelle, il sait mieux que personne pénétrer l’âme des foules et en rendre la terrible et tumultueuse violence. Et qu’on ne se trompe pas, il ne s’agit pas ici des qualités plastiques du style de M. Zola, – lesquelles, d’ailleurs, ne sont pas toutes également dignes d’admiration. Ce qu’il faut louer sans réserve chez lui, c’est, en même temps que la netteté extraordinaire de la vision, cette sorte d’instinct merveilleux qui lui fait surprendre le secret de la force mystérieuse à laquelle obéissent ces masses d’hommes où semble s’être développée une vie distincte et comme différente de la vie individuelle.
Cet instinct a tant de puissance, de sûreté, il conduit l’auteur à des résultats si imprévus, si vraiment magnifiques et grandioses, que je me demande si ce mot de génie que j’hésitais à prononcer tout à l’heure n’est pas le seul, au contraire, dont il faudrait se servir pour désigner, en ce point, le don prodigieux qui permet à l’auteur de Germinal et de La Débâcle de s’approprier comme il le fait le cœur, le souffle et jusqu’à la chair des foules et de nous les montrer dans leur complexe, vivante et sauvage réalité.
Bernard-Derosne, La République française, 9 juillet 1892.