Quelle est la valeur de toute cette théorie du roman expérimental, physiologique et sociologique ? L’épopée antique contait la destinée des nations. Mais le sentiment patriotique a changé de mesure, le mot nation est trop vaste, trop vague peut-être pour tenir en un poème. Alors un poète a pensé que l’épopée devait se transformer et s’appliquer à telle ou telle classe d’individus digne d’intérêt et de pitié, et Victor Hugo a écrit Les Misérables. Mais le sujet était encore trop vaste et par cela même l’œuvre un peu diffuse. Zola a cru que le réduire, c’était donner sa vraie forme à l’épopée moderne ; il étudie tel groupe dans les diverses classes de notre société : L’Assommoir, c’est l’ouvrier parisien ; Germinal, c’est le mineur. Malheureusement, une conception juste de la portée sociale que le roman peut avoir est gâtée par le système matérialiste que nos romanciers professent, sous prétexte de réalisme ou de naturalisme, si bien qu’au lieu d’hommes ils ne peignent trop souvent que des brutes : c’est le règne de la « littérature brutale ».
Il est très vrai encore qu’il y a une ressemblance entre l’expérimentateur et le romancier : tous les deux, au moyen d’une hypothèse, conçoivent une expérience possible, idéale ; ils sont tous deux imaginatifs, inventeurs. Mais il ne suffit pas d’imaginer une expérience idéale ; il faut la réaliser objectivement pour vérifier l’idée préconçue. Zola a bien soin de n’en souffler mot. Le physicien dit d’abord : – Si la foudre est produite par l’électricité, imaginons un cerf-volant terminé par une pointe et lancé en l’air ; j’en devrai tirer des étincelles. – Puis il réalise le cerf-volant, en tire l’étincelle, et vérifie ainsi la loi d’abord hypothétique des relations entre la foudre et l’électricité. L’expérimentation ne commence qu’avec la réalisation objective et la vérification de l’hypothèse. Le romancier, lui, s’en tient à l’hypothèse, à l’idée préconçue, à l’imagination, qui est précisément la part de l’idéalisme véritable dans la science. Il ne fait donc qu’imaginer et supposer ; il n’expérimente pas. – « Mais mes documents humains, mes cahiers de notes, mes petits faits significatifs alignés à la façon de Taine ! » – Ce sont là des observations, exactes ou inexactes, complètes ou incomplètes ; ce ne sont pas des expérimentations. Dites que vous êtes un observateur, nous vous l’accordons, sauf à faire nos réserves sur ce que vos observations peuvent avoir d’insuffisant, de borné et de systématique ; mais ne vous érigez pas en expérimentateur lorsque vous n’avez pour tout cabinet d’expérience que votre propre tête. La famille des Rougon-Macquart n’est pas une hérédité expérimentée, mais une hérédité imaginée, entre des pères et des enfants qui sont tous les enfants de votre cerveau. S’ils se ressemblent si bien entre eux et paraissent hériter l’un de l’autre, c’est qu’ils sont sortis du même moule où on les a jetés. La seule expérimentation, ici, est celle dont le romancier lui-même est le sujet, et qui permet aux lecteurs de dire qu’il a le cerveau fait de telle ou de telle manière, des yeux qui voient de telle ou telle couleur. Il a beau se réclamer de la physiologie, Zola est un psychologue ; – ce mot, qui lui semblera peut-être une injure, est d’ailleurs pour nous un éloge. Le psychologue est, lui aussi, un romancier : il imagine des caractères, des passions, des souvenirs, des volontés ; il se place par l’imagination dans telle ou telle circonstance ; il se demande ce qu’il ferait, ce qu’il a fait dans des circonstances analogues, ce qu’il a vu faire. Puis il cherche des lois, des théories.
Jean-Marie Guyau. L’Art au point de vue sociologique, Alcan, 1889.