Le même à-peu-près, la même inhabileté à manier la langue distingue une autre et toute nouvelle invention, dont M. Zola se montre très fier. Les mots de réalisme et de naturalisme lui ont paru insuffisants pour désigner le genre littéraire qui l’a rendu illustre, et il a cherché une appellation moins usée. Chef d’école, il importait qu’il eût son mot d’ordre, sa formule, son drapeau. M. Zola a donc fait comme don Quichotte en quête d’un nom pour son cheval, et il a fini par trouver le « Roman expérimental ». Cela ronflait et cela avait en outre une odeur de science qui convenait admirablement aux prétentions de l’écrivain. […]

Le roman, je ne l’ignore pas, repose ou du moins il doit reposer sur l’observation, mais il y a cette différence entre l’observation et l’expérience, que la première étudie les hommes tels qu’ils se produisent d’eux-mêmes dans la vie sociale, tandis que l’expérience se fait dans un laboratoire et sur des créatures passives. Parler de roman expérimental est un non-sens ; pour qu’il y eût expérience, il faudrait que le romancier pût prendre des êtres humains, les placer dans un lieu de son choix, les mettre dans les situations qu’il lui plairait, et alors nous n’aurions plus un roman, mais Guignol et ses marionnettes, disons mieux, le Créateur et le genre humain, la Providence et nos destinées. […]

Je ne crois pas qu’on ait jamais vu de mélange plus curieux de conviction et de charlatanisme. […]

L’ennui de cette controverse au sujet de M. Zola, où l’on a l’air de traiter sérieusement des choses qui ne le méritent à aucun titre, est un peu de notre faute. Il y a longtemps que la discussion serait vidée, n’étaient les termes dans lesquels on lui a permis jusqu’ici de se débattre. Je défie qu’on s’en tire aussi longtemps qu’on continuera à parler de l’art et de la nature, de l’idéal et du réel.

Non que l’opposition des deux principes n’ait sa signification et sa valeur, mais parce qu’elle n’est que relative au bout du compte, parce qu’il peut y avoir idée et choix dans la représentation de la vie vulgaire, parce que M. Zola lui-même n’a pas besoin, pour justifier ses romans, de plaider en faveur d’une représentation littérale de la première réalité venue. Laissons donc de côté des catégories esthétiques fort étonnées, j’en suis sûr, de se voir invoquées à propos de L’Assommoir ou de Nana, et contentons-nous de rappeler qu’un roman doit être intéressant, et de nous demander si ceux de M. Zola sont de nature à intéresser. Eh quoi s’écrie-t-on, en doutez-vous ? N’ont-ils pas des dizaines d’éditions et des milliers de lecteurs ?

À la bonne heure ; mais il s’agit de savoir quels sont ces lecteurs, s’ils relisent, et combien de temps ils resteront en goût. Le difficile n’est pas d’exciter la curiosité, surtout lorsqu’on traite des sujets très insolites dans une langue très extraordinaire ; mais, comme je le disais tout à l’heure, c’est d’exciter l’intérêt. Le difficile n’est pas de se faire un public, mais c’est de contenter le vrai public, celui dont l’opinion compte et dont les jugements demeurent. M. Zola se récriera tant qu’il voudra, il parlera de l’avènement de la démocratie en littérature, il s’élèvera contre les prétentions surannées du lettré et de l’homme de goût il n’empêchera pas que le sort définitif des ouvrages de l’esprit ne dépende d’un assez petit nombre d’esprits d’élite, qui ne lisent pas seulement par désœuvrement, par curiosité, par amour de la nouveauté ou du scandale, mais qui lisent en penseurs à la fois et en artistes, avec attention, avec réflexion, en appliquant au livre qu’ils tiennent entre les mains un sentiment exercé par le commerce habituel avec les chefs-d’œuvre de l’esprit humain.

Voilà ceux qu’il faut savoir intéresser, et voilà ceux que M. Zola n’intéresse, j’ose l’affirmer, ni par les sujets qu’il traite, ni par les descriptions dans lesquelles il se complaît, ni par la langue dont il habille tout cela.

Zola n’intéresse point les lecteurs dont je parle parce qu’il les conduit dans des lieux et les introduit dans des compagnies auxquels ils sont volontairement étrangers. Quelque talent qu’ait un romancier, il ne me fera jamais trouver du plaisir à rencontrer, dans ses livres, des hommes qui peuvent bien être mes semblables, mais avec lesquels je n’ai pas autre chose en commun, ni le genre de vie, ni les goûts, ni le langage.

On peut être démocrate par principe ou par résignation, être grand partisan de l’égalité des droits entre les citoyens, travailler même pour sa part à abaisser de plus en plus les distinctions de classe et de rang, cela n’empêche pas que, de préférence on reste de son monde. J’ai beau être philanthrope et éprouver une sympathie sincère pour les êtres souffrants, une pitié véritable pour les vicieux même et les criminels, ces honorables sentiments ne feront pas que je me plaise dans la description du bouge d’un mendiant ou dans la peinture de l’ivresse d’un maçon. Les vues sociales, les principes politiques, les préoccupations morales n’ont que faire ici, parce que les habitudes sont les habitudes, et que les miennes me laissent tout à fait dépaysé dans la société où l’on veut me faire pénétrer. L’étude des classes populaires, d’ailleurs, aurait le don de me passionner, que je n’irais pas les chercher dans un roman.

La fiction est faite pour charmer, non pour instruire. Que M. Zola y fasse attention, on s’est déjà essayé au genre qu’il prône et l’on n’y a jamais réussi ; on n’a jamais fait sortir une littérature du cabaret, ni même de l’atelier. Sont-ce les lauriers de Restif de la Bretonne qui empêchent notre auteur de dormir ? On appelait Restif, de son vivant, le Jean-Jacques du ruisseau ; M. Zola sera-t-il bien flatté quand on l’appellera le Balzac du caboulot ?

Edmond Scherer, Le Temps, 9 décembre 1879

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