Parcourez Les Rougon-Macquart : vous trouverez dans presque tous les romans de M. Zola (et sûrement dans tous les derniers) quelque chose d’analogue à cette prodigieuse maison de la rue de Choiseul, quelque chose d’inanimé, forêt, mer, cabaret, magasin, qui sert de théâtre ou de centre au drame ; qui se met à vivre d’une vie surhumaine et terrible, qui personnifie quelque force naturelle ou sociale supérieure aux individus et qui prend enfin des aspects de Bête monstrueuse, mangeuse d’âmes et mangeuse d’hommes. La Bête dans Nana, c’est Nana elle-même. Dans La Faute de l’abbé Mouret, la Bête, c’est le parc du Paradou, cette forêt fantastique où tout fleurit en même temps, où se mêlent toutes les odeurs, où sont ramassées toutes les puissances amoureuses de Cybèle, et qui, comme une divine et irrésistible entremetteuse, jette dans les bras l’un de l’autre Serge et Albine, puis endort la petite faunesse de ses parfums mortels. C’est, dans Le Ventre de Paris, l’énormité des Halles centrales qui font fleurir autour d’elles une copieuse vie animale et qui effarent et submergent le maigre et rêveur Florent. C’est, dans L’Assommoir, le cabaret du père Colombe, le comptoir d’étain et l’alambic de cuivre pareil au col d’un animal mystérieux et malfaisant qui verse aux ouvriers l’ivresse abrutissante, la paresse, la colère, la luxure, le vice inconscient. C’est dans Le Bonheur des dames, le magasin de Mouret, basilique du commerce moderne, où se dépravent les employés et s’affolent les acheteuses, formidable machine vivante qui broie dans ses engrenages et qui mange les petits boutiquiers. C’est, dans La Joie de vivre, l’Océan, d’abord complice des amours et des ambitions de Lazare, puis son ennemi, et dont la victoire achève de détraquer la faible tête du disciple de Schopenhauer. M. Zola excelle à donner aux choses comme le frémissement de cette âme dont il retire une partie aux hommes, et, tandis qu’il fait vivre une forêt, une halle, un comptoir de marchand de vin, un magasin de nouveautés d’une vie presque humaine, il réduit les créatures tristes ou basses qui s’y agitent à une vie presque animale.

Mais enfin, de quelque vie que ce soit, même incomplète et découronnée, il les fait vivre ; il a ce don, le premier de tous. Et non seulement les principales figures, mais, au second plan, les moindres têtes s’animent sous les gros doigts de ce pétrisseur de bêtes. Elles vivent à peu de frais sans doute, le plus souvent en vertu d’un signe grossièrement et énergiquement particulier ; mais elles vivent, chacune à part et toutes ensemble. Car il sait encore animer les groupes, mettre les masses en mouvement. Il y a dans presque tous ses romans, autour des protagonistes, une quantité de personnages secondaires, un vulgum pecus qui souvent marche en bande, qui fait le fond de la scène et qui s’en détache et prend la parole par intervalles, à la façon du chœur antique. C’est dans La Faute de l’abbé Mouret, le chœur des horribles paysans ; dans L’Assommoir, le chœur des amis et des parents de Coupeau ; dans Pot-Bouille, le chœur des domestiques ; dans Le Bonheur des dames, le chœur des employés et celui des petits commerçants ; dans La Joie de vivre, le chœur des pêcheurs et celui des mendiants. Par eux les figures du premier plan se trouvent mêlées à une large portion d’humanité ; et, comme cette humanité, ainsi qu’on a vu, est mêlée elle-même à la vie des choses, il se dégage de ces vastes ensembles une impression de vie presque uniquement bestiale et matérielle, mais grouillante, profonde, vaste, illimitée.

Jules Lemaître, La Revue politique et littéraire, 14 mars 1885.

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