Un nom ailé, coquet, musical comme une syllabe italienne ! Pauvre nom, que d’aventures, que de courses folles, que de fanfares ! Zola ! ces quatre lettres flamboient à travers les articles de journaux, à travers les revues ; elles se sont affichées avec tant de hardiesse, tant de cynisme dans les feuilletons tapageurs et décolletés, ce nom a été tant placardé, tant célébré, tant chanté, tant acclamé, tant honni, tant vilipendé, que ce Zola à panache est pour notre génération une énigme, une curiosité, un feu d’artifice plein d’éblouissantes fusées !

Cet écrivain, je le déteste et je l’adore ; il me jette dans de folles colères et dans des enthousiasmes passionnés ; je comprends combien ont raison ceux qui s’en détournent avec horreur, mais comme j’approuve les lecteurs qui l’acclament ; il est dégoûtant, ignoble, il vous lance sous les pieds des paniers d’ordure sans crier gare ; mais ne vous fâchez pas : regardez, écoutez, vous voilà pris dans les enchantements et dans les rêves ; la colère fond, comme la neige, à ces rayons du matin qui laissent voir la nature ! toute rose. Voilà les descriptions pittoresques, les couchers de soleil sur Paris inondé de poussière d’or ; voilà les fêtes, voilà les fleurs, voilà les femmes !

Les voyez-vous passer avec leurs cheveux follets qui frisent sur la nuque et qui font songer aux baisers du mois de mai : c’est Renée, la luxueuse cocodette, qui s’étend comme une chatte amoureuse sur son tapis d’ours noir ; la fière Clorinde, à qui l’empereur passe au cou un collier comme à une vassale d’Orient ; la touchante Albine, qui se donne la mort pour avoir taché sa robe blanche ; la bourgeoise Hélène Grandjean, dont tout l’être crie l’amour, et qui ne sait aimer que sa fille Jeanne ; la lymphatique Gervaise, avec sa jambe de banban et sa blancheur de blonde; et Cadine et la Sarriette, ces deux fruits verts et savoureux, ces deux innocences perverses qui courent au mal, à pleines dents et à plein cœur ; et Nana, la folle Nana, le péché de la chair fait fille, dont les lèvres sont deux petits pots de fraises, et qui est pétrie avec du lait, des roses et de la boue ; celle-là, c’est le gouffre qui attire, on y laisse sa chair et son sang, c’est la mort dans la vie, c’est celle de la mendiante de Gavarni ; « Mon bon monsieur, que Dieu préserve vos fils de nos filles ! »

Tous ces portraits sont hardiment et franchement frappés, ils nous regardent bien en face avec leur sourire diabolique, ce ne sont pas des marionnettes dont on voit les fils ; elles sont vivantes ces femmes abominables, ce sont les impudiques qui apparurent à saint Antoine pendant les nuits troublées ; elles vous grisent et vous entraînent ; ne cherchez pas celle qui aime et qui pleure, celle-là n’existe pas ; la Nature a dit au romancier : « Tu n’iras pas plus loin, la chair est ton domaine, tu n’entreras jamais dans l’idéal et dans l’infini, tu ne comprendrais pas. » Les sentiments doux, les idylles chastes, et les baisers furtifs, les cœurs qui s’entrelacent comme les doigts, les âmes qui dans une sensation suprême palpitent d’une harmonie égale, tout cela est lettre morte pour Émile Zola ; l’amour, c’est la minute brutale où l’homme s’accouple ; la femelle est là, il va droit à elle ; il ne cherche point la femme, il sait que la majorité des conciles lui refusait une âme.

Zola est un merveilleux conteur, c’est un romancier de grande allure ; il a des coups d’ailes d’une envergure puissante. Dans Thérèse Raquin, il y a un souffle shakespearien qui vous fait passer des frissons d’horreur. La Faute de l’abbé Mouret, La Conquête de Plassans, Son Excellence Eugène Rougon y sont des œuvres maîtresses, où se retrouve, à chaque ligne, la nervosité du style, la vigueur de l’expression, l’intérêt soutenu du récit. L’Assommoir, à travers les mots grossiers, les détails écœurants et inutiles se soutient par des tableaux faits en pleine lumière, d’une pâte crue et ferme. J’aime moins Le Ventre de Paris, trop de charcuterie, trop de halles, trop de légumes, trop de fromages puants et de poissons pourris ; Une Page d’Amour, trop de Paris dans le brouillard, dans la pluie, trop d’eau en long et en large, en torrents, en gouttelettes fine, trop de Paris dans la neige, dans le soleil levant, dans le soleil couchant, trop de toits, de gouttières, de bouts de monuments, d’horizon de tuyaux de cheminée. Le peu que je connais de Nana me fait hésiter à en parler ; le collégien le lira sous son pupitre, la femme le cachera sous son oreiller. Ce n’est point là l’œuvre de l’homme jeune et robuste qui vit dans un milieu sain, c’est l’hystérie d’un vieillard débile qui tend les bras à toute cette chair frissonnante qu’il ne peut plus toucher.

Et pourtant, cette Nana est jolie et coquine à faire envie ; c’est elle qui aurait dû se promener dans le Paradou avec cet imbécile d’abbé Mouret qui a failli laisser son manteau aux pétales des fleurs qui se moquaient de lui ! Ces fleurs ! on les respire à pleines narines. Que cela sent bon, quel bouquet, quel coloris ! Celle merveilleuse palette a des parfums qui vous affolent ; on voudrait en mourir comme Albine ; quelle mort tentante ! Je sais bien que M. Zola fait pousser toutes ces fleurs dans la même saison, que ce Paradou a la flore des climats les plus divers, mais que m’importe si cela m’enivre, je vis parmi ces fleurs, je les aspire, je les touche, c’est le plus beau conte de fées que j’ai lu de ma vie.

Pourquoi dit-on de M. Zola que c’est un naturaliste ? J’avoue ne pas comprendre cette expression. Naturalisme veut-il dire roman naturel ? Mais alors ce n’est pas bien neuf ; le plus joli roman naturaliste a été fait il y a bien longtemps ; il se passait dans un endroit arrosé de quatre fleuves, et se nommait l’Éden. L’amoureux avait nom Adam, Ève était l’amoureuse. On mangeait des pommes apportées par un serpent, et le fruit défendu paraissait exquis, parce qu’il était défendu. Voilà du naturalisme ; je défie M. Zola d’inventer mieux !

Je doute que l’auteur des Rougon-Maquart soit jamais de l’Académie ! Fi donc, pouah ! un écrivain qui parle peuple, qui s’occupe des misères du peuple, que dirait M. Octave Feuillet d’un tel voisinage ? Lui, ne nous montre que des duchesses et des marquises, sa plume ne saurait écrire un nom roturier ; le fauteuil académique veut des grâces ouatées de décence, il lui faut les adultères musqués et charmants avec leur falbalas de dentelles, les incestes exquis des gens de bonne compagnie. Arrière donc le brutal Zola, il fait de la philosophie et de la pure morale sans revêtir la robe de Tartufe, pas d’hypocrisie, pas de papillotes dorées pour envelopper les vilaines choses. Il mourra sans les palmes vertes.

Zola est un convaincu ; s’il s’est fait trop de tapage autour de son nom, il ne cherchait ce tapage ni par intérêt, ni par calcul ; il va tout droit devant lui, en méprisant les cris et les trépignements ; il comprend que l’écrivain a une tâche plus haute que celle d’amuser les foules ; le roman de Paul et Virginie a purifié l’amour au dix-huitième siècle, et la Julie de Jean-Jacques Rousseau a émigré, par une glorieuse et incontestable métempsycose, dans l’âme de ces généreuses héroïnes de l’aristocratie qui montaient en chantant à l’échafaud. La postérité laissera debout, le nom d’Émile Zola, parce qu’au milieu des mots grossiers et des vulgarités de langage, ses œuvres apparaîtront belles et puissantes, se recommandant par la sincérité, qui, seule, peut faire des écrivains immortels !

Thilda, La France, 18 décembre 1879.

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