Les trois romans de M. Zola, que l’auteur intitule avec une singulière prétention Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second empire, échappent à une analyse serrée de près. La Fortune des Rougon, la première de ces trois études, est composée de quatre romans entrelacés et confondus, qui se présentent tous sur le même plan. Une famille nombreuse et pauvre, mi-ouvrière, mi-bourgeoise, les Rougon-Macquart, habite Plassans, petite ville imaginaire du midi, et se trouve mêlée aux événements qui suivirent le coup d’état de décembre 1851. L’auteur explique longuement par quelles épreuves les membres divers de cette famille sont arrivés, qui à soutenir les Bonaparte, qui à dédaigner toute politique, qui à défendre la république par enthousiasme ou nécessité, et, dans la pensée de M. Zola, chaque opinion suppose une vie particulière qu’il essaie de reconstruire avant d’engager les acteurs dans le drame de la fin.
Après le triomphe, la Curée. Ceux des Rougon qui ont vaincu en province s’abattent sur Paris. Eugène, l’un d’eux, est ministre. L’autre, Aristide, change de nom ; Il se fait appeler Saccard pour jeter de l’ombre sur son passé politique, épouse une riche héritière déshonorée, Renée Béraud du Châtel, dont les débordements se déchaînent à travers les salons et les mauvais lieux de Paris.
La troisième étude s’appelle Le Ventre de Paris, et nous introduit aux Halles centrales. Une des cousines d’Aristide, une Macquart, Lisa, y représente la famille. C’est l’histoire de Florent, un proscrit du 2 décembre, qui s’est échappé de la Guyane, et qui, l’esprit plein de rêves humanitaires, poursuit l’organisation d’une société secrète. Trompé par ses complices qui sont des espions, persécuté par Lisa, sa belle-sœur, dont il trouble la vie paisible, dénoncé par toutes les femmes de la halle, qui haïssent cet homme maigre d’une haine instinctive, il est enfin arrêté par la police et pour la seconde fois déporté. L’auteur nous promet d’autres récits qui nous mèneront jusqu’à Sedan ; nous n’en demandons pas tant pour apprécier la manière de M. Zola, ces trois volumes suffisent.
C’est une vérité reconnue que le style révèle la qualité même et la nature intime d’un esprit ; à ce point de vue, dès l’abord M. Zola nous apparaît comme un homme pour lequel le monde intérieur n’existe pas. Il serait malaisé d’imaginer une façon d’écrire plus sensuelle et plus dépravée. C’est pitié de voir à quels excès il condamne cette langue française dont un poète a dit qu’à la parler
Les femmes sur la lèvre en gardent un sourire.
Par comparaison, les peintures les plus hardies des poètes matériels, qui se sont appelés les païens modernes, sembleraient chastes. Ceux-là, du moins, recherchent la beauté de la forme, et l’œil qui saisit cette beauté est un sens intellectuel. M. Zola ignore absolument ce que peut être le dessin ; à vrai dire, il ne s’en inquiète pas, bien qu’il décrive sans cesse. Aussi ne voit-il jamais et ne fait-il jamais voir les objets. Ses descriptions sont des manières d’hymnes à la vie, et tout lui est prétexte à enthousiasme. Au marché, les pyramides de fruits le ravissent. Il entend les odeurs des fromages chanter des symphonies. Les tas de poissons amoncelés lui arrachent des larmes d’admiration ; il les compte tous, les soles, le bards, les anguilles, les plus inconnus comme les plus fameux, et chacun d’eux lui fournit une strophe dans cette ode qu’il entonne religieusement. À de certains moments cette folie est telle qu’elle aboutit, à des étonnements enfantins devant les objets les plus vulgaires.
Que dire des descriptions de la Curée ? Les teintes de la chair, les rondeurs ont la maigreur des épaules nues, le bruissement des étoffes, les soupers où le lustre flamboie et enveloppe comme d’une parure de diamants les tables chargées de cristaux, tout est sujet d’exercice pour ce style savant en débauches. On ressent à cette lecture l’impression de je ne sais quel panthéisme parisien, et sans cesse les descriptions, soupers ou étalages. salons ou boutiques. aboutissent à des comparaisons sensuelles qui révoltent. Jamais un mot qui parte de l’âme n’atteste la présence d’une pensée. Le verbe et le substantif, ces mots sévères, ces muscles et ces os de la phrase, sont bannis, ou plutôt perdus dans la surabondance des adjectifs. Toute la littérature maladive des vingt dernières années a laissé sa trace dans ce style, et après quinze pages d’une pareille lecture on éprouve le besoin réel de relire quelque auteur du temps où la langue française était encore cette gueuse fière dont Voltaire a si bien parlé.
Zola du reste nous avait avertis. Il est philosophe et matérialiste. À ses yeux, la vertu et le vice sont des produits physiologiques d’accidents nerveux et sanguins. Nous ne nous arrêterons pas à relever pour les discuter des assertions dont l’apparence scientifique n’impose plus qu’aux ignorants, et nous rechercherons tout de suite comment M. Zola conçoit et exécute les caractères.
S’il ne s’agissait que de M. Zola, un seul mot suffirait. Tous ses héros se rangent en deux classes : les uns, Saccard, Renée, Maxime, sont des misérables, hideux d’impureté ou de cupidité, – les autres. Silvère et Florent, des enfants malades qui marchent dans un rêve, et s’attendrissent sans cesse sur des idées fausses. Malheureusement la théorie vient de plus haut, elle séduit beaucoup d’esprits superficiels, et vaut la peine qu’on en indique le péril. Que le lecteur réfléchisse un moment sur la définition d’un caractère ; il n’en trouvera pas de meilleure que celle-ci : la marque imprimée en nous par la lente succession des habitudes. Qui comprend la théorie de l’habitude comprend celle du caractère, qui se trompe sur l’une se trompe sur l’autre. Or c’est un fait acquis aujourd’hui à la psychologie la plus élémentaire qu’un double courant d’habitudes se crée en nous : les unes, passives, viennent tout entières des impressions subies, – les autres, actives, ont été produites par l’effort intérieur et la lutte contre les difficultés. Les premières dépravent l’organisme, les secondes l’affinent et le perfectionnent ; les premières relient l’homme à la nature et l’y absorbent, les secondes l’affranchissent de l’instinct et créent la personne morale. Au XVIIe siècle, c’est seulement cette façon de vivre que concevaient les spiritualistes cartésiens, pour qui toute passion était une pensée. Au contraire, les naturalistes de ce siècle ont aperçu l’action des milieux sur l’homme, et cette découverte a semblé si neuve, si décisive, que pour on grand nombre de romanciers les tempéraments ont remplacé les âmes.
Tel que nous l’a montré son style sensuel, violent, ignorant des idées, M. Zola devait se perdre dans le monde des impressions matérielles. Il n’y a pas manqué ; il en est venu à croire que, pour créer un caractère, il suffit de décrire les meubles, les tapis, les robes, les étoffes, toutes les choses au milieu desquelles un personnage est placé, toutes les jouissances et toutes les douleurs que peut lui procurer une existence purement physique.
Le type de ces créations fausses est cette Renée du Châtel, le principal personnage de La Curée. M. Zola ne s’est pas contenté de choisir le sujet le plus scabreux, il y a insisté avec une complaisance telle que nous pouvons à peine indiquer ici l’aventure criminelle qui fait la matière de tout un roman. Nous l’essaierons cependant en priant la lecteur de nous pardonner les détails où l’on nous contraint d’entrer. Renée est la fille d’un vieux magistrat, Béraud du Châtel ; privée de sa mère, elle vit en couvent jusqu’à dix-neuf ans. À peine en est-elle sortie qu’elle se trouve enceinte. Un homme de quarante ans, dont elle n’a su ni osé se défendre, lui a fait violence. Aristide Rougon, dit Saccard, se rencontre à temps, comme nous l’avons vu, pour l’épouser et lui sauver ainsi l’honneur, argent comptant. Aristide avait du premier lit un fils, Maxime, qui s’élève ou mieux se corrompt tout seul dans les jupes de sa belle-mère et des amies de sa belle-mère, jusqu’au jour où, presque sans réflexion, cette familiarité malsaine mène Maxime et Renée à l’inceste. Quand l’inceste est découvert, Renée se désespère uniquement de la tranquillité de ces deux hommes, son mari et son beau-fils, brutes stupides que rien n’émeut, fors l’argent, et qui ne lui procurent même pas l’émotion d’une catastrophe tragique.
L’histoire est monstrueuse, le fond du tableau est plus hideux encore. Des grandes dames jouant le rôle d’entremetteuses et liées entre elles d’une amitié suspecte, des débauches contre nature présentées comme l’usage du monde, toutes les fleurs du mal réunies avec une sorte de verve joyeuse, sans mot de blâme, sans un seul accent de tristesse, tel est, d’après M. Zola, le tableau de la société française, tels sont les témoignages qu’il apporte à ceux de nos ennemis qui vont recherchant partout dans notre littérature les signes de notre décadence morale.
Est-ce donc un romancier sans valeur que M. Zola ? Assurément il y a de la puissance dans quelques parties de ses ouvrages, celles où la débauche n’a pu trouver place. Les intrigues de Félicité Rougon, dans la première étude, sont conduites avec une véritable dextérité. Les bourgeois de Plassans, qui tour à tour triomphent ou tremblent avec une irrémédiable couardise, présentent un tableau comique un peu sombre, mais exact et franc.
Ce talent fait plus tristement ressortir la vulgarité, la violence, nous allions dire l’obscénité des autres études. M. Zola d’ailleurs, par l’exagération de ses défauts, nous permet de discerner les causes qui ont perdu tant de romanciers contemporains et qui le perdront à son tour, s’il persiste dans la même voie. C’est d’abord une confusion constante entre la violence et la force, la brutalité et l’énergie. Toute qualité semble médiocre, si elle n’est outrée. Nous y apercevons aussi la manie d’introduire la science dans l’art par l’étude physiologique substituée à l’observation morale. Les artistes semblent en cela bien peu soucieux de leur dignité, car le domaine du sentiment, où ils règnent, restera toujours en dehors de la science, qui n’atteindra jamais l’âme, et tel se plaît à écrire des phrases ridicules sur les tempéraments qui aurait pu enrichir notre littérature d’une création idéale comparable à Edmée ou à Colomba.
Les audaces des prédécesseurs pèsent aussi sur les réalistes et leur font trop rechercher le scandale. En écrivant de la prose lyrique, on passe pour un homme d’imagination, et pour un homme de hardiesse en niant toute loi. Le culte de la laideur semble à certaines gens de l’observation. Peut-être enfin cette vigueur apparente n’est-elle qu’une stérilité de pensée et de sentiment : avec quelque travail et des modèles, il est commode de décrire par adjectifs ; au contraire rien n’est beau, rien n’est rare comme d’observer les autres et soi-même avec sincérité.
C’est là qu’il faut tendre cependant, et M. Zola n’a encore rien écrit qui puisse intéresser à ce point de vue. Son œuvre est donc jusqu’ici non avenue, elle ne servira qu’à étudier l’externe déviation du goût contemporain. S’il a voulu donner le modèle d’un monstre, il a réussi, et c’est à ce titre que nous l’avons examiné.
Paul Bourget, La Revue des Deux Mondes, juillet 1873.