« Je veux faire, pour la troisième République, ce que j’ai fait pour le second Empire : une série d’œuvres, où se retrouvera l’histoire naturelle et sociale de l’époque. Seulement, ces œuvres, au lieu d’être des romans, seront des drames.

Je prends la troisième République à sa naissance. Et, tout de suite, je marque le trait caractéristique : une nation avec son long passé clérical et monarchique qui a tant de peine à s’en libérer, une démocratie sans esprit démocratique, une République qui garde l’esprit et le gouvernement monarchiques, sous l’étiquette républicaine.

Dès lors, les grandes lignes partent de là, le lent effort, sans cesse entravé, pour aller à la liberté, à la vérité, à la justice. Je prends la France en marche, à cette étape, et je l’étudie. J’ajoute que Rome a pris la France comme suprême champ de bataille pour reconquérir sa puissance et j’ai dès lors toute la bataille de l’époque, depuis 70. D’une part, les forces du passé, l’esprit monarchique l’esprit clérical, agissant, profitant de la liberté républicaine pour revenir en arrière. De l’autre, toutes les forces du progrès.

C’est toute la bataille, c’est tout l’intérêt de la France en marche. Avancera-t-elle ? Reculera-t-elle ? et tout est là. Donc bataille, bataille, bataille dramatique, pour les destinées du pays (et de l’humanité). Chaque drame devient une bataille sur un point précis, et le lien est l’effort commun pour le progrès, le même enjeu qui est le sort de la nation. Retournera-t-elle au passé, pour y périr ? Ira-t-elle à l’avenir, pour y resplendir ? En outre, je pourrai chercher un lien commun littéraire, par les sujets, par les cadres, etc.

Ainsi, tout de suite comme sujet, je vois : la question du féminisme, l’affranchissement de la femme ; la question de l’instruction (très importante), l’enfant restera-t-il au dogme, ou ira-t-il à l’affranchissement ; la politique avec ses arrivistes, ses modérés, ses pêcheurs en eau trouble ; la liberté de conscience, par l’antisémitisme ; la pourriture de l’armée, tout le militarisme traité, avec son idolâtrie du sabre, son armée permanente, son corps d’officiers, organisation incompatible avec une démocratie ; la science qu’on accuse de faire faillite, la science la seule révolutionnaire ; la littérature allant au plus grand nombre, les tours d’ivoire, les annonciateurs nouveaux de la bonne parole ; le socialisme, la lutte des écoles, les sectaires se dévorant, la question de la réorganisation du travail se posant d’abord ; la magistrature, tout le problème nouveau ; la question de savoir si le prêtre régnera, si Rome confisquera la France à son profit, tout le lent complot qui est parti de l’esprit nouveau pour éclater lors de l’affaire Dreyfus, la bataille suprême où la France peut rester ; le commerce tel qu’il est aujourd’hui, avec ses tendances, etc.

Et, dès lors, je m’aperçois que chaque drame peut s’incarner dans un type : l’Instituteur, le Prêtre, le Magistrat, le Savant, le Militaire, la Femme, l’Enfant, le Gouvernement politique, l’Écrivain, l’Ouvrier, le Paysan, le Commerçant. Ces titres sont naturellement provisoires. D’autres sujets, plus typiques, peuvent être trouvés ; et deux des types indiqués plus haut peuvent être fondus en un seul.

Mais, surtout, il faut que le plan général soit bien sensible, qu’on suive l’ensemble, bien que chaque drame reste à part, complet en soi. Tous doivent être la France en marche, partir du même esprit, aboutir au même but. Des drames de progrès, de délivrance. Et surtout des drames d’enseignement, écrits pour servir à la propagande, sans cesser d’être des œuvres purement littéraires, très hautes, très simples, d’une beauté pure. On se plaint qu’il n’y ait pas de théâtre pour le peuple. Le créer. Être compris de tous. Pouvoir être joué partout. La leçon, et sans qu’on la sente. Une grande unité partout. La puissance du théâtre sur les foules. S’en servir.

Varier pourtant, avec les milieux. Avoir des drames intimes et des drames de foules. Des comédies, des idylles, des tragédies. Des décors très variés. Tout mettre dans la passion, revenir à la simplicité classique. Reprendre dans une œuvre, s’il est nécessaire (l’histoire des Qurignon, et d’autres). Aller jusqu’au bout de ma pensée, sans m’inquiéter de la représentation.

C’est l’ordre des pièces qu’il faudra chercher. Je ne crois pas pourtant que je doive suivre un ordre chronologique, prendre la République à sa naissance, et la suivre jusqu’à nos jours en en étudiant les phases. Comme elle n’a que trente ans d’âge, mes personnages pourront l’avoir vécue tout entière. Je préfère donc en prendre l’esprit, le résultat, aujourd’hui, en l’incarnant dans des personnages. Mais il y aura tout de même un ordre à mettre, une succession logique des sujets ; et c’est à étudier. Commencer par un, finir par un autre, en suivant un ordre, un enchaînement, une montée d’intérêt peut-être. La conclusion pourra être donnée par le savant, le révolutionnaire véritable.

Les titres que j’ai indiqués : La Femme, L’Enfant, etc., sont bien nus, et je ne pourrai sans doute pas les garder, ce que je regrette ; car je voudrais par les titres indiquer le livre, l’ensemble. Sur une affiche, ces titres seraient bien neutres. Il faudra en chercher d’autres, mais dans ce sens général, très large et très simple.

Quant à chaque fable, il faudra la créer dans l’action, dans la passion et non pas dans la thèse. Chercher le général, ce qui se passe le plus ordinairement sous nos yeux, dans la catégorie indiquée. Composer les drames, comme je compose mes romans, en partant du général pour arriver à la vie. Et arriver aux personnages vivants, à l’action très vraie et très intense, dans des décors réels.

C’est en France, d’après sa destinée, que se mena la bataille du progrès, de la cité juste de demain ; du moins, je l’admets, et de là mes drames, les épisodes de l’humanité en marche, à une époque donnée. Ce qui se passe en France, la lutte entre hier et demain, dans toutes les pièces, mais en évitant la monotonie ; et le lien est cela. Où nous en sommes, où nous allons. »

La France en marche, projet de Zola, établi aux environs de 1900

Fermer le menu