•« Grand roman de mœurs et d’analyse humaine en dix épisodes. Chaque épisode fournira la matière d’un volume. Ces épisodes, pris à part, formeront des histoires distinctes ayant chacune leur dénouement propre ; mais ils seront en outres reliés les uns aux autres par un lien puissant qui en fera un seul et vaste ensemble.
L’œuvre sera basée sur deux idées :
1° Étudier dans une famille les questions de sang et de milieu, suivre pas à pas le travail secret qui donne aux enfants d’un même père des passions et des caractères différents, à la suite des croisements et des façons particulières de vivre. Fouiller, en un mot, au vif même du drame humain, dans des profondeurs de la vie où s’élaborent les grandes vertus et les grands crimes, et y fouiller d’une façon méthodique, conduit par le fil des nouvelles découvertes physiologiques.
2° Étudier le second Empire depuis le coup d’État jusqu’à nos jours. Incarner dans les individus la société contemporaine, les scélérats et les héros. Peindre ainsi tout un âge social dans les faits et dans les passions et peindre cet âge par les mille détails des mœurs et des évènements.
Le roman basé sur ces deux études – l’étude physiologique et l’étude sociale – étudierait donc l’homme de nos jours en entier. D’un côté, je montrerai les ressorts cachés, les fils qui font mouvoir le pantin humain ; de l’autre, je raconterai les faits et gestes de ce pantin. Le cœur et le cerveau mis à nu, je démontrerais aisément comment et pourquoi le cerveau ont agi de certaines façons déterminées et n’ont pu agir autrement.
Par exemple, j’étudie la double famille des Rougon-Machard. Il se produit des rejetons divers, bons ou mauvais. Je cherche surtout dans les questions d’hérédité la raison de ces tempéraments semblables ou opposés. C’est dire que j’étudie l’humanité elle-même, dans ses plus intimes rouages ; j’explique cette apparente confusion des caractères, je montre comment un petit groupe d’êtres, une famille, se comporte en s’épanouissant pour donner naissance à dix, à vingt individus qui semblent au premier coup d’œil profondément étrangers, mais que l’analyse scientifique montre intimement attachés les uns aux autres. La société ne s’est pas formée autrement. Par l’observation, par les nouvelles méthodes scientifiques, j’arrive à débrouiller le fil qui conduit mathématiquement d’un homme à un autre homme. Et quand je tiens tous les fils, quand j’ai entre les mains tout un groupe social, je fais voir ce groupe à l’œuvre, je le crée agissant dans la complexité de ses efforts, allant au bien ou au mal ; j’étudie à la fois la somme de volonté de chacun de ses membres et la poussée générale de l’ensemble.
C’est alors que je choisis le second Empire pour cadre ; mes personnages s’y développent, selon la logique de leur caractère, liés les uns aux autres et ayant pourtant chacun leur personnalité. Ils deviennent des acteurs typiques qui résument l’époque. Je fais de la haute analyse humaine et je fais de l’histoire.
Ce que je viens de dire s’applique à la carcasse intime de l’ouvrage.
Chaque épisode, chaque volume contiendra une action très dramatique, sous laquelle les penseurs pourront retrouver la grande idée de l’ensemble, mais qui aura un intérêt poignant pour tout le monde.
Si maintenant je veux définir l’œuvre entière d’un mot, je puis dire : je désire peindre l’assouvissement d’une famille lancée dans la fièvre d’appétits du second Empire.
La caractéristique du moment est l’impatience de jouir, la bousculade des ambitions, les fortunes et les ruines rapides, toute cette orgie du corps et de l’esprit qui a commencé presque avec le coup d’État, grâce à certaines influences mauvaises.
Les Rougon-Machard personnifieront l’époque, l’Empire lui-même.
Partis de la vanité, poussés par des appétits effrénés, ils profiteront du coup d’État pour se ruer à la curée de la richesse, des honneurs, de la gloire. Puis ils se contenteront gloutonnement, sans scrupule.
Ils jouiront, et par le corps surmené, et par la pensée surmenée ; par le corps : folie de la spéculation, vols et intrigues basses, débauches étalées au grand jour, luxe princier ; par la pensée : éréthisme de l’intelligence, fièvre moderne de l’artiste, conceptions maladives des cerveaux qui montrent jusqu’à la folie. Et le résultat sera celui-ci :
Les Rougon-Machard brûleront comme une matière qui se dévore elle-même ; ils épuiseront leur corps et leur esprit en trois générations, parce qu’ils auront vécu trop vite.
Pour me résumer, les Rougon-Machard sont fils de l’Empire, qui a déchaîné tous les appétits et toutes les ambitions.
Les influences de l’époque, jointes aux influences héréditaires, conduisent au crétinisme et à la folie. Il n’y a qu’à regarder autour de soi pour voir qu’une pareille famille personnifie notre âge entier. »
Texte paru en 1885 dans le Dictionnaire universel illustré, biographique et bibliographique, de la France contemporaine : comprenant par ordre alphabétique la biographie de tous les français et alsaciens-lorrains marquants de l’époque actuelle, l’analyse des œuvres les plus célèbres…, par une société de gens de lettres et de savants, sous la dir. de Jules Lermina
• « Ne voulant donner ici que les grandes lignes de l’idée générale, je ne descends pas dans les détails de chaque épisode. La famille dont je conterai l’histoire, représentera le vaste soulèvement démocratique de notre époque ; partie du peuple, elle montera aux classes cultivées, aux premiers postes de l’État, à l’infamie comme au talent. Cet assaut des hauteurs de la société par ceux qu’on appelait au siècle dernier les gens de rien, est une des grandes évolutions de notre âge. L’œuvre offrira par là même une étude de la bourgeoisie contemporaine. D’ailleurs cette marche ascendante sera notée de façon scientifique, sans parti pris démocratique, de manière à montrer certains résultats déplorables de cette bousculade des ambitions. Je n’entends pas être socialiste, mais simplement observateur et artiste. Je ferai, à un point de vue plus méthodique, pour le second empire ce que Balzac a fait pour le règne de Louis-Philippe.
Il ne faudrait pas croire d’après ce plan général que l’œuvre sera dure et rigide comme un traité de physiologie et d’économie sociale. Je la vois vivante et très vivante. Tout que je viens de dire s’applique à la carcasse intime de l’ouvrage. Chaque épisode, chaque volume contiendra une action très dramatique, sous laquelle les penseurs pourront retrouver la grande idée de l’ensemble, mais qui aura un intérêt poignant pour tout le monde. Je compte écrire des drames comme Thérèse Raquin et Madeleine Férat, le côté sensuel enlevé.
Je désire publier deux épisodes chaque année, de façon à terminer l’œuvre en cinq ans.
Le premier épisode aura pour cadre historique le coup d’État dans une ville de province, sans doute une ville du Var. »
Premier plan remis à l’éditeur Lacroix. NAF 10303 f°74-77 [1869].
•« Je veux écrire l’Histoire Naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire. Le premier épisode, La Fortune des Rougon, qui vient de paraître en volume, raconte le coup d’État, le viol brutal de la France. Les autres épisodes seront des tableaux de mœurs pris dans tous les mondes, racontant la politique du règne, ses finances, ses tribunaux, ses casernes, ses églises, ses institutions de corruption publique.
Lettre à Louis Ulbach, 8 novembre 1871.
« Pascal fixait un regard pénétrant sur la folle, sur son père, sur son oncle ; l’égoïsme du savant l’emportait ; il étudiait cette mère et ces fils, avec l’attention d’un naturaliste surprenant les métamorphoses d’un insecte. Et il songeait à ces poussées d’une famille, d’une souche qui jette des branches diverses, et dont la sève âcre charrie les mêmes germes dans les tiges les plus lointaines, différemment tordues, selon les milieux d’ombre et de soleil. Il crut entrevoir un instant, comme au milieu d’un éclair, l’avenir des Rougon-Macquart, une meute d’appétits lâchés et assouvis, dans un flamboiement d’or et de sang. »
La Fortune des Rougon, chapitre VII.