MÉTHODE DE TRAVAIL

Parodi lui demanda ex abrupto comment il s’y prenait pour faire un roman. C’était le toucher au vif. Il dégaina presque tout son poignard, le renfonça violemment dans son fourreau, et commença à parler avec vivacité, en s’animant peu à peu.

« Voici, dit-il, comment je fais un roman. Je ne le fais pas précisément, je le laisse se faire de lui-même. Je ne sais pas inventer des faits ; ce genre d’imagination me manque absolument. Si je me mets à ma table pour chercher une intrigue, un canevas quelconque de roman, j’y reste trois jours à me creuser la cervelle, la tête dans les mains, j’y perds mon latin et je n’arrive à rien. C’est pourquoi j’ai pris le parti de ne jamais m’occuper du sujet. Je commence à travailler à mon roman sans savoir ni quels événements s’y dérouleront, ni quels personnages y prendront part, ni quels en seront le commencement et la fin. Je connais seulement mon personnage principal, mon Rougon ou mon Macquart, homme ou femme, et c’est une vieille connaissance. Je m’occupe seulement de lui, je médite sur son tempérament, sur la famille où il est né, sur ses premières impressions et sur la classe où j’ai résolu de le faire vivre.

C’est là mon occupation la plus importante, étudier les gens avec qui ce personnage aura affaire, les lieux où il devra vivre, l’air qu’il devra respirer, sa profession, ses habitudes, jusqu’aux plus insignifiantes occupations auxquelles il consacrera ses moments perdus. En me mettant à étudier, il me vient tout de suite à l’esprit une série de descriptions qui peuvent trouver place dans le roman, et qui seront comme les pierres milliaires de la route que je dois parcourir. Par exemple, en ce moment, j’écris Nana, une cocotte. Je ne sais pas encore bien ce qui lui arrivera. Mais je sais déjà quelles sont les descriptions que je mettrai dans mon roman. Je me suis demandé avant tout : où va une cocotte ? Elle va aux théâtres, aux premières représentations.

Bien, voilà le roman commencé. Le premier chapitre sera la description d’une première représentation dans un de nos théâtres élégants. Pour la faire, il faut que j’étudie. Je vais à plusieurs premières représentations : ainsi, demain soir je vais à la Gaîté. J’étudie le parterre, les coulisses, la scène ; j’observe les plus petits détails de la vie du théâtre, j’assiste à la toilette d’une actrice, et, de retour chez moi, je fais un croquis de ma description. Une cocotte va aux courses, à un grand prix. Voilà une autre description que je mettrai dans le roman, à une distance convenable de la première. Je vais étudier un grand prix. Une cocotte fréquente les grands restaurants ; je me mets à étudier les grands restaurants. Je fréquente ces endroits pendant quelque temps, j’observe, j’interroge, je note, je devine. Et je continue ainsi, jusqu’à ce que j’aie étudié tous les aspects de cette partie du monde où se meut habituellement la vie d’une femme de cette sorte.

Après deux ou trois mois de cette étude, je me suis rendu maître de ce genre de vie je le vois, je le sens, j’y vis en imagination, et je suis sûr de donner à mon roman la couleur et le parfum spécial de ce monde-là. En outre, en vivant quelque temps, comme je l’ai fait, dans cette couche sociale, j’ai connu des personnes qui lui appartiennent, j’ai entendu raconter des faits réels, je sais ce qui se passe ordinairement, j’ai appris le langage qui s’y qui s’y parle, j’ai en tête une quantité de types, de scènes, de fragments de dialogues, d’épisodes, d’événements, qui forment comme un roman confus de mille morceaux détachés et informes.

Alors il me reste à faire ce qui est le plus difficile pour moi : rattacher avec un seul fil, de mon mieux, toutes ces réminiscences et toutes ces impressions éparses. C’est presque toujours un long travail. Mais je m’y mets flegmatiquement, et au lieu d’y employer l’imagination, j’y emploie la logique. Je raisonne avec moi-même, et j’écris mes soliloques, parole par parole, tels qu’ils me viennent, de façon que, lus par un autre, ils paraîtraient étranges. Un tel fait cela. Qu’est-ce qui arrive ordinairement d’un fait de ce genre ? cet autre fait. Est-il capable d’intéresser cette autre personne ? Certainement. Il est donc logique que cette autre personne réagisse de cette autre manière. Et alors, un nouveau personnage peut intervenir ; un tel, par exemple, que j’ai connu en tel lieu, tel soir. Je cherche les conséquences immédiates du plus petit événement, ce qui dérive logiquement, naturellement, inévitablement du caractère et de la situation de mes personnages. Je fais le travail d’un commissaire de police qui veut, sur un léger indice, découvrir les auteurs d’un crime mystérieux. Je rencontre cependant souvent beaucoup de difficultés. Parfois, il n’y a plus que deux fils à nouer, une conséquence des plus simples à déduire, et je n’en viens pas à bout, et je me fatigue et m’inquiète inutilement. Alors je cesse d’y penser, parce que je sais que c’est du temps perdu. Il se passe deux, trois, quatre jours. Un beau matin, à la fin, pendant que je déjeune et que je pense à autre chose, tout à coup les deux fils se nouent, la conséquence est trouvée, toutes les difficultés sont tranchées.

Alors un flot de lumière coule sur tout le roman. Je vois tout, et tout est fait. Je reprends ma sérénité, je suis sûr de mon affaire, il ne me reste plus à accomplir que la partie agréable de mon travail. Et je m’y mets tranquillement, méthodiquement, montre en main, comme un maçon. J’écris chaque jour un peu, trois pages d’impression, pas une ligne de plus, et le matin seulement. J’écris presque sans ratures, parce qu’il y a des mois que je rumine tout, et dès que j’ai écrit, je mets les pages de côté et je ne les revois plus qu’imprimées. Je puis calculer infailliblement le jour où j’aurai fini. J’ai employé six mois à écrire Une page d’amour, et un an à écrire L’Assommoir.

L’Assommoir, ajouta-t-il en donnant un coup de sa main ouverte sur le manche de son petit poignard, a été mon supplice. C’est celui qui m’a donné le plus de peine, pour grouper ensemble les faits, peu nombreux, sur lesquels il est bâti. J’avais en tête de faire un roman sur l’alcoolisme. Je ne savais rien de plus. J’avais pris un monceau de notes sur les effets de l’abus des liqueurs, et j’avais résolu de faire mourir un ivrogne de la manière dont meurt Coupeau. Mais je ne savais pas ce que serait la victime, et, avant de la chercher, j’allai étudier la maladie et la mort, comme un médecin, à l’hôpital Sainte-Anne. Puis j’assignai à Gervaise le métier de blanchisseuse, et je pensai aussitôt à cette description du lavoir que j’ai mise dans le roman ; c’est la description d’un vrai lavoir, où j’ai passé de longues heures. Puis, sans rien savoir de Goujet, que j’imaginai par la suite, je songeai à me servir de mes souvenirs d’une boutique de maréchal-ferrant, où j’avais été souvent dans mon enfance, et dont j’ai parlé dans mes Contes à Ninon. Avant d’avoir fait le canevas du roman, j’avais déjà conçu la description d’un repas dans la boutique de Gervaise, et celle de la visite au musée du Louvre. J’avais déjà étudié mes cabarets, l’assommoir du père Colombe, les boutiques, l’hôtel Boncœur, tout mon cadre. Quand tout fut prêt, je commençai à m’occuper de ce qui devait arriver, et je fis ce raisonnement, tout en écrivant. Gervaise vient à Paris avec Lantier, son amant. Que se passera-t-il ? Lantier est un mauvais sujet, il l’abandonnera. Et puis ? Croiriez-vous que je suis resté accroché là, et que, pendant plusieurs jours je n’ai pas pu avancer ? Plusieurs jours après, je fis un autre pas. Gervaise est jeune, il est naturel qu’elle se remarie ; elle se remarie, elle épouse un ouvrier, Coupeau. Voilà celui qui mourra à Sainte-Anne. Mais ici je restai court. Pour mettre en place les personnages et les scènes que j’avais en tête, pour donner un plan au roman, il me fallait encore un fait, un seul, qui formât un nœud avec les précédents. Ces trois seuls faits me suffisaient ; le reste était tout trouvé, tout prêt, et pour ainsi dire déjà écrit dans mon esprit. Mais ce troisième fait, je ne réussissais pas à le trouver. Je passai bien des jours dans l’agitation et le mécontentement. Un matin, tout à coup, il me vint une idée. Lantier retrouve Gervaise, il lie amitié avec Coupeau, s’installe dans sa maison, et alors il s’établit un ménage à trois, comme j’en ai vu plusieurs ; et la ruine s’ensuit. Je respirai, le roman était fait. »

Edmando de Amicis, Souvenirs de Paris et de Londres, Paris, Hachette, 1880

DOCUMENTATION

« Pour mon compte, ma méthode n’a jamais varié depuis le premier roman que j’ai écrit. J’admets trois sources d’informations : les livres, qui me donnent le passé ; les témoins, qui me fournissent, soit par des œuvres écrites, soit par la conversation, des documents sur ce qu’ils ont vu ou sur ce qu’ils savent ; et enfin l’observation personnelle, directe, ce qu’on va voir, entendre ou sentir sur place. À chaque nouveau roman, je m’entoure de toute une bibliothèque sur la matière traitée, je fais causer toutes les personnes compétentes que je puis approcher, je voyage, je vais voir les horizons, les gens et les mœurs […]

Pour la partie historique de La Fortune des Rougon, je me suis adressé au livre de Ténot sur les événements tragiques qui se passèrent dans le Var, en décembre 185 ; et je me souviens que ce fut Jules Ferry qui me fournit les notes dont j’avais besoin pour faire vivre, dans La Curée, les transformations du Paris du baron Haussmann. Maxime Du Camp me fut utile pour Le Ventre de Paris ; mais il était fort incomplet, je dus moi-même fouiller dans les paperasses des administrations. Et, pour La Faute de l’abbé Mouret, quelles recherches parmi les mystiques espagnols, quel emploi quotidien du Cérémonial des paroisses de campagne, quelle étude de la messe dans les ouvrages en latin, que j’avais eu toutes les peines du monde à me procurer !

J’abrège, je saute Son Excellence Eugène Rougon, dont la partie politique pourtant me cloua pendant de longues heures à la bibliothèque du Palais-Bourbon, et j’arrive à L’Assommoir, pour lequel un livre de M. Denis Poulot, Le Sublime, me donna quelques notes spéciales. L’auteur, qui avait vécu avec des ouvriers mécaniciens, y racontait des anecdotes vraies, y reproduisait des types, y établissait des statistiques ; et, comme il n’y avait là nulle imagination, nul apport de créateur, j’avais cru pouvoir y prendre quelques faits, comme j’en aurais pris dans une simple relation historique. Le livre contenait même une liste de surnoms usités, et je choisis ceux de Bibi la Grillade et de Mes-Bottes, ainsi que je prends sur un almanach les prénoms de mes personnages. La mort de Coupeau, dans un accès de delirium tremens, est la reproduction textuelle d’une observation de chef de clinique, faite à Sainte-Anne.

Sautons encore Nana et Pot-Bouille – et cependant quels tas de notes de toutes sortes ! – sautons au Bonheur des Dames, pour lequel M. Chauchard me documenta, ainsi que les administrateurs du Bon Marché, et arrivons à La Joie de vivre, dont toute la partie spéciale sur les algues et sur la fabrication du bromure me fut donnée par le savant M. Edmond Perrier ; sans parler de la goutte du vieux Chanteau, ni de l’accouchement dramatique de Louise, qu’il m’a bien fallu étudier dans des livres.

Et puis, c’est Germinal, tout un monde nouveau, toute une science technique, qui a entasse les traités spéciaux autour de moi, qui m’a forcé d’interroger une foule d’ingénieurs. Et puis, après La Terre, après Le Rêve, après La Bête humaine, ayant nécessité chacun une enquête différente, c’est L’Argent, le livre qui m’a cassé le plus la tête, au milieu de l’amas des documents fournis par des hommes de Bourse, si ahurissants pour moi, que je doute encore d’y avoir compris quelque chose. Et enfin, voici La Débâcle, plus de cent ouvrages sur la guerre à dépouiller, tous les rapports des chefs de corps, une véritable bibliothèque qui ne m’a pas quitté, dont j’avais placé les volumes sur une étagère tournante, à côté de ma table de travail, toujours à portée de ma main. Aussi, quel soulagement, lorsque je pus clore la série par Le Docteur Pascal, pour lequel mon bon ami le docteur Maurice de Fleury m’a bâti de toutes pièces le rêve de haute conception médicale que je désirais y mettre !

Des aides, ah ! oui j’en ai voulu, j’en ai cherché, j’en ai trouvé ! Un de mes très solides et très anciens amis, Frantz Jourdain, qui est architecte, me conseille dès que j’ai à écrire une page touchant à l’architecture. Henry Céard m’a fourni des notes sur la musique. Un autre de mes vieux et bons amis, Thyébaut, très versé dans les questions de droit et de chicane, me rédige une petite consultation, lorsqu’une affaire de procédure se présente, contrat, vente, testament. Mais c’est surtout des savants et des médecins que j’ai abusé, je n’ai jamais traité une question de science ou abordé une maladie, sans mettre toute la faculté en branle. […]

Lorsque Flaubert, après de longs mois d’enragée poursuite, avait enfin réuni tous les documents d’une œuvre, il n’avait plus pour eux qu’un grand mépris. J’ai ce mépris complet, les notes ne sont que des moellons dont un artiste doit disposer à sa guise, le jour où il bâtit son monument. J’use sans remords de l’erreur volontaire, quand elle s’impose, par une nécessité de construction. Et je n’ai pour but que la vie, je ne tiens à la vérité que parce qu’elle enfante la vie. Sans doute, c’est là une conception du roman très élargie, et je comprends que les romans plus intimes, l’adultère, l’aventure romanesque, la simple peinture d’un travers ou d’un vice, ne demandent pas une documentation si avide. On paie son ambition, cela est bien certain. Du reste, si l’indications des sources, dans un roman, était chose usitée, je criblerais bien volontiers de renvois le bas des pages. Et s’il arrive qu’il reste, dans une page de moi, une ligne d’un confrère, cela prouve simplement que je n’ai même pas l’hypocrisie de noyer l’emprunt, qu’il serait si aisé de faire disparaître. »

Le Figaro, 6 juin 1896.

DOSSIERS PRÉPARATOIRES

Je vais donner ici la façon précise dont il forme le dossier d’un roman.

D’abord, ce qu’il appelle « l’Ébauche. » Il a choisi son Rougon ou son Macquart, il sait dans quel milieu il veut le mettre ; et il connaît l’idée générale ou mieux la pensée philosophique qui doit régir le roman. Alors, la plume à la main, il cause avec lui-même sur son personnage. Il cherche des figures secondaires déterminées par le milieu. Il tâche de nouer quelques premiers faits, que lui donne la logique des milieux et des personnages. En un mot, il débrouille ses idées et arrête un sujet. Mais tout cela reste encore très vague.

Après avoir mis « l’Ébauche » dans une chemise, il passe à ce qu’il appelle « les Personnages. » C’est, à proprement parler, l’état civil des divers personnages. Il reprend chacun de ceux qu’il a trouvés, en écrivant l’Ébauche, et lui dresse des actes : histoire, âge, santé, aspect physique, tempérament, caractère, habitudes, alliances, etc. En un mot, tous les faits de la vie. Nouvelle chemise, naturellement.

Passant ensuite au milieu, il va prendre des notes sur le quartier où se déroule l’histoire. En outre il fait une étude des métiers de ses personnages ; il visite les décors des grandes scènes ; il réunit ainsi, dans une autre chemise, tous les détails techniques qui lui sont nécessaires.

Puis, viennent les documents extraits des ouvrages spéciaux, qui s’étiquettent dans de nouvelles chemises Il en est de même des renseignements fournis par les amis, des nombreuses lettres qu’il se fait écrire sur des points particuliers, par celles de ses connaissances qu’il sait bien renseignées.

On voit que le dossier grossit à vue d’œil. C’est déjà tout un paquet considérable de feuilles classées avec soin, de renseignements qui dépassent parfois en matière le livre à écrire. Mais, pourtant, il n’y a encore là que des notes. C’est à ce moment que Zola s’occupe enfin du « plan ».

Il divise les matières en un nombre arrêté de chapitres. Nouveau travail tout de logique, très minutieux, très long. Cela devient une sorte de composition rythmée, où chaque personnage reparaît à des intervalles calculés, où les faits cessent et reprennent, comme certaines phrases dans les symphonies musicales. Il est à coup sûr un des romanciers qui composent avec l’art le plus compliqué et le plus mathématique. M. de Amicis a raison de l’appeler « un mécanicien, » car c’est vraiment de la mécanique transcendante : on s’en apercevra un jour.

D’ailleurs, le plan ne se fait pas d’un coup. Zola ne l’obtient que peu à peu, par couches successives. C’est d’abord « l’Ébauche » qu’il dépouille pour reporter à sa place chacun des faits principaux. Ce sont ensuite « les Personnages » qu’il répartit de la même façon : ici, le portrait physique de tel personnage ; là, un trait saillant de son caractère ; plus loin, les changements amenés par les faits dans le tempérament de tel autre ; plus loin encore, l’état d’âme décisif où il a voulu le conduire. Et il dépouille ainsi chaque dossier. Tout doit entrer peu à peu, et à la place précise : le quartier, la maison les lieux des grandes scènes. Non pas en bloc, certes ! mais espacé, balancé, distribué, selon les exigences du récit et le besoin des situations.

Voilà donc le plan enfin arrêté dans ses grandes lignes. Seulement, tout cela n’est encore que dégrossi. Dans chaque chapitre, les matières qu’il doit contenir sont un peu jetées à la pelle, au hasard du dépouillement des dossiers partiels. Aussi, avant de se mettre à écrire se trouve-t-il forcé, chaque fois qu’il aborde un nouveau chapitre, de refaire ce qu’il appelle un « plan définitif. » C’est-à-dire qu’il prend, dans le plan primitif, toutes les notes amassées et qu’il les combine, les met en œuvre dans l’ordre nécessité par la déduction des chapitres déjà écrits et par l’effet littéraire qu’il veut tirer du chapitre à écrire. C’est un peu, alors, comme s’il arrêtait la mise au point et la marche d’un acte de drame, dont il n’aurait réuni d’abord que les matériaux. Et cela va d’un bout du roman à l’autre, à mesure qu’il passe d’un chapitre au suivant.

Enfin, je ferai remarquer que ce système de composition par sédiments successifs, se continue au fur et à mesure qu’il écrit son livre ; car le plan des chapitres futurs reste toujours ouvert, et il y reporte sans cesse les notes recueillies en chemin. Ainsi, lorsque, dans un chapitre, une note n’a pu être employée, parce qu’elle n’arrivait pas à sa place, il la rejette dans un des chapitres suivants, à l’endroit où il sent qu’elle se casera d’une façon logique. En outre, pendant qu’il écrit, il découvre parfois tout d’un coup que tel événement dont il s’occupe, que telle parole qu’il prête à un personnage, doivent avoir plus loin un retentissement. Et, pour ne pas perdre cette brusque illumination, il inscrit séance tenante sur la feuille de papier qui lui sert d’appui-main ; puis, le chapitre fini, il dépouille l’appui-main et reporte les notes qui s’y trouvent, dans les chapitres à faire où elles doivent trouver place.

On voit combien cette méthode de travail, procédant du général au particulier, est à la fois complexe, logique et sûre. Un ami de Zola, avec lequel j’en parlais, m’a dit que cela rappelait l’orchestration, si savante et si nouvelle, de Wagner. J’ignore jusqu’à quel point le

rapprochement est juste. Mais il est certain que les œuvre d’Émile Zola, lorsque des profanes les ouvrent pour la première fois, doivent leur produire un peu de l’étourdissement des opéras wagnériens. On croit d’abord à une grande confusion ; on est sur le point de s’écrier qu’il n’y a là ni composition, ni règles. Et, pourtant, lorsqu’on pénètre dans la structure même de l’œuvre, on s’aperçoit que tout y est mathématique, on découvre une œuvre de science profonde, on reconnaît un long labeur de patience et de volonté.

Paul Alexis, Notes d’un ami, 1882.

RÉDACTION

 • « J’avance avec ma lenteur accoutumée, trois pages par jour et cinq jours seulement par semaine, sans compter les tuiles. »
Lettre à Henry Céard, 24 juin 1881.
 

• « La période de production est pénible chez moi. D’abord, je suis très lent à me mettre en mouvement. Aussi, rien n’égale l’état de nervosité dans lequel je vis pendant les deux ou trois premiers mois de l’enfantement. Je ne suis satisfait de rien, répondant invariablement à tous ceux qui me demandent des détails au sujet du livre : « Oh ! ne m’en parlez pas, c’est mauvais comme tout. » L’éditeur Charpentier, lui, sachant à quoi s’en tenir là-dessus, se contente de sourire, car il y a vingt ans qu’il entend le même refrain.

En effet, au deuxième tiers du livre, je commence à prendre confiance, le travail me paraissant moins lourd, moins accablant et, surtout moins absorbant. Et, à la dernière partie, je me ressaisis, ramassant, à ce qu’il semble, tout le souffle de l’œuvre pour le répandre dans les chapitres de la fin. On doit s’en apercevoir à la lecture de mes livres.

Mais, à la vérité, je ne suis jamais content de moi. Je puis dire, d’ailleurs, que je n’ai jamais enfanté dans la joie. Cela tient, je crois, à la méthode de travail que je me suis prescrite dès mon entrée dans les lettres, bien plus qu’à la nature de mon esprit. En effet, ma route est tracée à l’avance. Dès les premiers feuillets, je sais où je vais et quels sont les chemins de traverse que je rencontrerai avant d’arriver au but final. Rien n’est donc laissé à l’imprévu. Je ne connais pas, ainsi, la joie que l’artiste éprouve devant une trouvaille, le jet de lumière inattendu qui éclaire l’œuvre d’un éclat nouveau et la fait dévier quelquefois vers une orientation plus originale.

Partant, pas d’enthousiasme pour moi, aucun de ces cris d’allégresse qui sont comme la récompense du travail. Tout est réglé, déterminé, arrêté. Cela ne m’empêche pas cependant de revenir sans cesse sur l’œuvre en préparation. C’est ainsi que, si ma copie ne porte pas toujours beaucoup de ratures, mes épreuves, par contre, en sont criblées. Aussi, mes manuscrits ne doivent-ils pas être considérés comme étant les manuscrits réels de mes livres, puisqu’il m’arrive parfois d’apporter des changements considérables sur les épreuves.

Je n’ai gardé, d’ailleurs, aucun de mes premiers manuscrits, qui ont été distribués par petites feuilles volantes aux typographes, comme cela a lieu pour les articles de journaux. C’est seulement après le succès de L’Assommoir que Charpentier s’est mis à prendre soin de ma copie. Grâce à lui, je possède les manuscrits des livres que j’ai écrits depuis quinze ans. Mais je n’y attache guère d’importance, car, comme je vous l’ai dit, je corrige beaucoup sur épreuves. »

Interview par Ange Galdemar, Le Gaulois, 26 novembre 1892.

CORRECTIONS

« J’écris mes livres sans me recopier et sans beaucoup de ratures ; seulement, je corrige ensuite beaucoup sur les épreuves. Le feuilleton du Gil Blas lui-même me sert d’épreuve, et si vous vous amusez jamais à collationner ce feuilleton avec le volume, vous trouverez entre les deux textes de nombreuses différences. »
Lettre à Jacques van Santen Kolff, 14 février 1886.

Épreuve corrigée de La Curée. NAF 10282 f° 200

COUPURES

« Il est vrai que j’autorise les journaux qui publient mes romans inédits à remplacer par des lignes de points les passages qui les inquiètent. Rien de plus naturel, il peut y avoir là pour eux des ennuis, même un danger. Mais, une fois que le texte du roman est fixé, une fois qu’il a paru chez Charpentier, que tout le monde le connaît et l’accepte, je refuse et je refuserai toujours d’y laisser pratiquer des coupures, car ce serait une sorte de reculade, un démenti à mon œuvre, autorisé par moi. »
Lettre à Henri Escoffier, 3 janvier 1885.

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