PRÉMISSES
• « Imaginez-vous un esprit observateur et incisif taillant largement dans notre monde industriel et financier, littéraire et scientifique. Cet esprit nous donnerait un beau spectacle, s’il nous faisait assister à la grande bataille de notre siècle, à ce conflit de tous les intérêts, humains et divins, à cet enfantement laborieux d’une société nouvelle.
J’ai comparé notre génération à une machine dont les ressorts trop tendus crient sous l’effort, dont les roues affolées vont briser leurs dents à tordre ainsi les essieux et les crémaillères. Lui, le chroniqueur, le mécanicien, serait là, à regarder la machine en travail, la machine fiévreuse et détraquée où chaque rouage se révolte et veut tourner pour lui-même ; il nous conterait les insolences et les faiblesses, la sottise et la lâcheté, la foi et l’acharnement de ces pauvres morceaux de fer qui se perdront par orgueil, qui se sauveront peut-être à force de travail et de volonté.
Toutes les époques de transition sont ainsi pleines d’intérêt pour le moraliste, pour l’artiste qui se plaît à étudier l’organisme humain et social en activité. Le corps en état de maladie est un spectacle attachant pour le médecin, même pour le simple curieux ; toutes les forces vitales y luttent puissamment ; les organes, dans leurs perturbations, montrent le mécanisme de leurs actes, ont des révoltes et des soumissions curieuses.
De même, lorsqu’une société est malade, elle se tord sur son lit de douleur, et il y a de grands enseignements à la regarder de près, à fouiller ses ressorts intimes, à montrer d’où elle vient et où elle va. En pleine santé, elle n’est qu’un objet d’admiration et de respect ; en crise d’enfantement, elle devient un objet d’études, un sujet d’amphithéâtre qu’il y a plaisir et intérêt à disséquer muscle par muscle.
Puisque notre temps est pris de folie cérébrale, de monomanie progressive et humanitaire, puisqu’en lui les nerfs l’emportent sur le sang et que nous ne savons où s’arrêtera l’exaltation qui nous pousse à la liberté et à la justice, notre temps a besoin de moralistes, de chroniqueurs qui marquent les phases de sa maladie, ses fièvres et ses palpitations, et qui apprennent ainsi aux hommes, à la société de demain, comment ils sont nés, dans quelle douleur et dans quel travail de géant.
Il y a donc une place à prendre. »
Lettres d’un curieux, mars 1865.
• « Je me cherche encore, je sens devant moi un ensemble d’œuvres vraies dans lesquelles je montrerai les fatalités de la vie, les fatalités des tempéraments et des milieux. »
Lettre à un destinataire inconnu, 23 janvier 1868
ARGUMENT
• « La méthode expérimentale peut seule faire sortir le roman des mensonges et des erreurs où il se traîne. Toute ma vie littéraire a été dirigée par cette conviction. Je suis sourd à la voix des critiques qui me demandent de formuler les lois de l’hérédité chez les personnages et celles de l’influence des milieux ; ceux qui me font ces objections négatives et décourageantes, ne me les adressent que par paresse d’esprit, par entêtement dans la tradition, par attachement plus ou moins conscient à des croyances philosophiques et religieuses… La direction expérimentale que prend le roman est aujourd’hui définitive. En effet, ce n’est point là le fait de l’influence éphémère d’un système personnel quelconque ; c’est le résultat de l’évolution scientifique, de l’étude de l’homme elle-même. »
Le Roman expérimental, 1879.
• « Ah ! que ce serait beau, si l’on donnait son existence entière à une œuvre, où l’on tâcherait de mettre les choses, les bêtes, les hommes, l’arche immense ! Et pas dans l’ordre des manuels de philosophie, selon la hiérarchie imbécile dont notre orgueil se berce ; mais en pleine coulée de la vie universelle, un monde où nous ne serions qu’un accident, où le chien qui passe, et jusqu’à la pierre des chemins, nous complèteraient, nous expliqueraient ; enfin, le grand tout, sans haut ni bas, ni sale ni propre, tel qu’il fonctionne… Bien sûr, c’est à la science que doivent s’adresser les romanciers et les poètes, elle est aujourd’hui l’unique source possible. Mais, voilà ! que lui prendre, comment marcher avec elle ? Tout de suite, je sens que je patauge… Ah ! si je savais, si je savais, quelle série de bouquins je lancerais à la tête de la foule ! »
L’Œuvre, chapitre II.
• « Alors, j’ai trouvé ce qu’il me fallait, à moi. Oh ! pas grand-chose, un petit coin seulement, ce qui suffit pour une vie humaine, même quand on a des ambitions trop vastes… Je vais prendre une famille, et j’en étudierai les membres, un à un, d’où ils viennent, où ils vont, comment ils réagissent les uns sur les autres ; enfin, une humanité en petit, la façon dont l’humanité pousse et se comporte… D’autre part, je mettrai mes bonshommes dans une période historique déterminée, ce qui me donnera le milieu et les circonstances, un morceau d’histoire… Hein ? tu comprends, une série de bouquins, quinze, vingt bouquins, des épisodes qui se tiendront, tout en ayant chacun son cadre à part, une suite de romans à me bâtir une maison pour mes vieux jours, s’ils ne m’écrasent pas ! »
L’Œuvre, chapitre VI.
• « La marge entre les sciences fixées et l’inconnu, cette marge des sciences en enfance, celles où les vérités ne sont qu’entrevues, où l’on tâtonne : c’est là notre terrain à nous romanciers, et c’est pourquoi j’ai choisi l’hérédité. »
Documents préparatoires du Docteur Pascal, NAF 10290, f° 47-58.
PRÉFACE GÉNÉRALE
« Je veux expliquer comment une famille, un petit groupe d’êtres, se comporte dans une société, en s’épanouissant pour donner naissance à dix, à vingt individus, qui paraissent, au premier coup d’œil, profondément dissemblables, mais que l’analyse montre intimement liés les uns aux autres. L’hérédité a ses lois, comme la pesanteur. Je tâcherai de trouver et de suivre, en résolvant la double question des tempéraments et des milieux, le fil qui conduit mathématiquement d’un homme à un autre homme. Et quand je tiendrai tous les fils, quand j’aurai entre les mains tout un groupe social, je ferai voir ce groupe à l’œuvre, comme acteur d’une époque historique, je le créerai agissant dans la complexité de ses efforts, j’analyserai à la fois la somme de volonté de chacun de ses membres et la poussée générale de l’ensemble.
Les Rougon-Macquart, le groupe, la famille que je me propose d’étudier, a pour caractéristique le débordement des appétits, le large soulèvement de notre âge, qui se rue aux jouissances. Physiologiquement, ils sont la lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race, à la suite d’une première lésion organique, et qui déterminent, selon les milieux, chez chacun des individus de cette race, les sentiments, les désirs, les passions, toutes les manifestations humaines, naturelles et instinctives, dont les produits prennent les noms convenus de vertus et de vices. Historiquement, ils partent du peuple, ils s’irradient dans toute la société contemporaine, ils montent à toutes les situations, par cette impulsion essentiellement moderne que reçoivent les basses classes en marche à travers le corps social, et ils racontent ainsi le second empire, à l’aide de leurs drames individuels, du guet-apens du coup d’État à la trahison de Sedan. »
Préface à La Fortune des Rougon, 1er juillet 1871

Invitation au déjeuner offert par les éditeurs pour l’achèvement des Rougon-Macquart.
Composition de Desmoulins