« Comprendre chaque roman ainsi : poser d’abord un cas humain (physiologique) ; mettre en présence deux, trois puissances (tempéraments) ; établir une lutte entre ces puissances ; puis mener les personnages au dénouement par la logique de leur être particulier, une puissance absorbant l’autre ou les autres.
Avoir surtout la logique de la déduction. Il est indifférent que le fait générateur soit reconnu comme absolument vrai ; ce fait sera surtout une hypothèse scientifique, empruntée aux traités médicaux. Mais lorsque ce fait sera posé, lorsque je l’aurai accepté comme un axiome, en déduire mathématiquement tout le volume, et être alors d’une absolue vérité.
En outre, avoir la passion. Garder dans mes livres un souffle un et fort qui, s’élevant de la première page, emporte le lecteur jusqu’à la dernière. Conserver mes nervosités. – Taine dit cependant : Faites fort et général. Faire général ne m’est pas permis par la constitution même de mes livres. Mais je puis faire fort le plus possible, surtout dans certains types.
Prendre garde surtout à remettre trop souvent en scène le même bonhomme nerveux (Claude, Daniel, Guillaume). Trouver des tempéraments divers.
Écrire le roman par larges chapitres logiquement construits : c’est-à-dire offrant par leur succession même, une idée des phases du livre. Chaque chapitre, chaque masse doit être comme une force distincte qui pousse au dénouement. Voir ainsi un sujet par quelques grands tableaux, quelques grands chapitres (12 ou 15) ; au lieu de trop multiplier les scènes, en choisir un nombre restreint et les étudier à fond et avec étendue (comme dans Madeleine Férat). Au lieu de l’analyse courante de Balzac, établir douze, quinze puissantes masses, où l’analyse pourra ensuite être faite pas à pas, mais toujours de haut. Tout le monde réussit en ce moment l’analyse de détail ; il faut réagir par la construction solide des masses, des chapitres ; par la logique, la poussée de ces chapitres, se succédant comme des blocs superposés, se mordant l’un l’autre ; par le souffle de passion, animant le tout, courant d’un bout à l’autre de l’œuvre.
Il y a deux genres de personnages : Emma et Germinie, la créature vraie observée par Flaubert et la créature grandie créée par les de Goncourt. Dans l’une, l’analyse est faite à froid, le type se généralise. Dans l’autre, il semble que les auteurs aient torturé la vérité, le type devient exceptionnel. Ma Thérèse et ma Madeleine sont exceptionnelles. Dans les études que je veux faire, je ne puis guère sortir de l’exception ; ces créations particulières sont, d’ailleurs, plus d’un artiste, ce mot étant pris dans le sens moderne. Il semble aussi qu’en sortant du général, l’œuvre devient supérieure (Julien Sorel) ; il y a création d’homme, effort d’artiste ; l’œuvre gagne en intérêt humain, ce qu’elle perd en réalité courante. Il faudrait donc faire exceptionnel comme Stendhal, éviter les trop grandes monstruosités, mais prendre des cas particuliers de cerveau et de chair. Quand Taine conseille de faire général et qu’il approuve Flaubert de faire général, il est l’homme de sa théorie des milieux ; d’ailleurs, il a dit de Stendhal qu’il était « un homme supérieur » et Stendhal a pourtant créé des êtres exceptionnels, résumant une époque ou un pays, si l’on veut, mais à coup sûr, hors de la foule.
Prendre, avant tout, une tendance philosophique non pour l’étaler, mais pour donner une unité à mes livres. La meilleure serait peut-être le matérialisme, je veux dire la croyance en des forces sur lesquelles je n’aurai jamais besoin de m’expliquer. Le mot force ne compromet pas. Mais il ne faut plus user du mot fatalité, qui serait ridicule dans dix volumes. Le fatalisme est un vieil outil. D’ailleurs ne pas écrire en philosophe ni en moraliste. Étudier les hommes comme de simples puissances et constater des heurts. On a dit qu’il n’y avait pas de grand romancier qui ne contint un philosophe : oui, une philosophie absurde, à la façon de Balzac. Je préfère être seulement romancier.
Ne pas oublier qu’un drame prend le public à la gorge. Il se fâche, mais n’oublie plus. Lui donner toujours, sinon des cauchemars, du moins des livres excessifs qui restent dans sa mémoire. Il est inutile d’ailleurs de s’attacher sans cesse aux drames de la chair. Je trouverai autre chose, d’aussi poignant.
Veiller au style. Plus d’épithètes. Une carrure magistrale. Mais toujours de la chaleur et de la passion. Un torrent grondant, mais large, et d’une marche majestueuse.
Peu de personnages : deux, trois figures principales, profondément creusées, puis deux, trois figures secondaires se rattachant le plus possible aux héros, servant de compléments ou de repoussoirs. J’échapperai ainsi à l’imitation de Balzac qui a tout un monde dans ses livres. – Mes livres seront de simples procès-verbaux. Les de Goncourt seront si bien écrasés par la masse (par la longueur des chapitres, l’haleine de passion et la marche logique), qu’on n’osera m’accuser de les imiter.
Plus de descriptions, ou le moins possible. Le paysage (la source) dans Madeleine Férat est déjà long. Le laboratoire, quoique long, est bon. Une continuelle analyse coupée seulement par le drame. »
Documents préparatoires au Rougon-Macquart, NAF10345 f°9 à 13. [fin 1868-début 1869].