« Une famille centrale sur laquelle agissent au moins deux familles. Épanouissement de cette famille dans le monde moderne, dans toutes les classes. Marche de cette famille vers tout ce qu’il y a de plus exquis dans la sensation et l’intelligence. Drame dans la famille par l’effet héréditaire lui-même (fils contre père, fille contre mère). Épuisement de l’intelligence par la rapidité de l’élan vers les hauteurs de la sensation et de la pensée. Retour à l’abrutissement. Influence du milieu fiévreux moderne sur les impatiences ambitieuses des personnages. Les milieux proprement dits, milieu de lieu et milieu de société déterminent la classe du personnage (ouvrier, artiste, bourgeois ; – moi et mes oncles, Paul [Cézanne] et son père).
La caractéristique du mouvement moderne est la bousculade de toutes les ambitions, l’élan démocratique, l’avènement de toutes les classes (de là la familiarité des pères et des fils, le mélange et le côtoiement de tous les individus). Mon roman eût été impossible avant 89. Je le base donc sur une vérité du temps : la bousculade des ambitions et des appétits. J’étudie les ambitions et les appétits d’une famille lancée à travers le monde moderne, faisant des efforts surhumains, n’arrivant pas à cause de sa nature et des influences, touchant au succès pour retomber, finissant par produire de véritables monstruosités morales (le prêtre, le meurtrier, l’artiste). Le moment est trouble. C’est le trouble du moment que je peins. Il faut absolument remarquer ceci : je ne nie pas la grandeur de l’effort de l’élan moderne, je ne nie pas que nous puissions aller plus ou moins à la liberté, à la justice. Seulement ma croyance est que les hommes seront toujours des hommes, des animaux bons ou mauvais selon les circonstances. Si mes personnages n’arrivent pas au bien, c’est que nous débutons dans la perfectibilité. Les hommes moderne sont d’autant plus faillibles qu’ils sont plus curieux à étudier. Pour résumer mon œuvre en une phrase : je veux peindre, au début d’un siècle de liberté et de vérité, une famille qui s’élance vers les biens prochains, et qui roule détraquée par son élan lui-même, justement à cause des lueurs troubles du moment, des convulsions fatales de l’enfantement d’un monde.
Donc deux éléments : 1° l’élément purement humain, l’élément physiologique, l’étude scientifique d’une famille avec les enchaînements et les fatalités de la descendance ; 2° effet du moment moderne sur cette famille, son détraquement par les fièvres de l’époque, action sociale et physique des milieux.
C’est dire que cette famille, née dans un autre temps, dans un autre milieu, ne se serait pas comportée de la même façon.
J’ai dit qu’il y avait un élan vers la liberté et la justice. Je crois que cet élan sera long à aboutir, tout en admettant qu’il peut conduire à un mieux. Mais je crois plutôt à une marche constante vers la vérité. C’est de la connaissance seule de la vertu que pourra naître un état social meilleur.
Il est bien entendu que je mets à part la discussion de l’état politique, de la meilleure façon de gouverner les hommes religieusement et politiquement. Je ne veux pas établir ou défendre une politique ou une religion. Mon étude est un simple coin d’analyse du monde tel qu’il est. Je constate purement. C’est une étude de l’homme placé dans un milieu, sans sermon. Si mon roman doit avoir un résultat, il aura celui-ci : dire la vérité humaine, démonter notre machine, en montrer les secrets ressorts par l’hérédité, et faire voir le jeu des milieux. Libre ensuite aux législateurs et aux moralistes de prendre mon œuvre, d’en tirer des conséquences et de songer à panser les plaies que je montrerai. C’est ainsi que les médecins, P. Lucas, pourront parler de croiser les familles, etc.
Mon roman doit être simple. Une seule famille avec quelques membres. Tous les cas d’hérédité, soit sur les membres de cette famille, soit sur les personnages secondaires.
L’Empire a déchaîné les appétits et les ambitions. Orgie d’appétits et d’ambition. Soif de jouir, et de jouir par la pensée surmenée et par le corps surmené. Pour le corps : poussée du commerce, folie de l’agio et de la spéculation. Pour l’esprit, éréthisme de la pensée, conduite près de la folie (le prêtre pourra rêver comme Fourier). Fatigue et chute : la famille brûlera comme une matière se dévorant elle-même, elle s’épuisera presque dans une génération, parce qu’elle vivra trop vite.
Luttes intestines produites par l’action fatale de l’hérédité. Pourquoi l’ouvrier, pourquoi le bourgeois et l’homme officiel, pourquoi le riche et le pauvre.
L’élément femme pondéré avec l’élément homme. Le noir pondéré avec le blanc, la province avec Paris.
Croisement de race (Italien et Français), dans le roman militaire.
Il fallait que j’applique la force hérédité sur une direction. Cette direction est trouvée : la famille ira au contentement de l’appétit fortune ou gloire et au contentement de l’appétit pensée. Le moment social est celui-là : tous désirent jouir, monter aux jouissances physiques et intellectuelles. De là l’éducation des enfants, le peuple mêlé des collèges. »
Documents préparatoires des Rougon-Macquart, NAF 10345 f° 1 à 7 [fin 1868-début 1869]