Notes sur la chronologie des romans et l’âge des personnages

  • « Au début de L’Assommoir, il [Claude Lantier] a 8 ans (en 1850). Dans Le Ventre de Paris, au début, il a seize ans (en 1858), et 19 environ au dénouement (en 1861). Si mon roman commence tout de suite après (en 1862), il a donc 20 ans. – Mais il faudra tricher, je lui donnerai de 22 à 25 ; et cette fois, je suis décider à dépasser 1870, à mener Claude jusqu’à 35 ans au moins, sans préciser les dates. »
    Documents préparatoires de L’Œuvre, NAF 10316, f° 219.
  • « Je reculerai d’une années s’il le faut, je mettrai en 1863 l’inauguration du boulevard du Prince-Eugène. […] Il faudra absolument mentir sur les dates. »
    Documents préparatoires de La Curée, NAF 10282, f° 467-468.

Documents préparatoires des Rougon-Macquart. NAF 10316 f° 217

De l’âge de Nana

Il faut revenir à Nana. La pauvre fille m’inquiète. Je ne sais où la caser dans le vaste plan qui fait toute la force de M. Zola. Elle meurt le jour où les blouses blanches parcourent les rues de Paris en poussant le cri : À Berlin ! À Berlin ! Donc, en juillet 1870. Quel âge avait-elle? Si je me fiais à l’arbre généalogique, je vous dirais qu’elle est née en 1852. Nana serait morte âgée de dix-huit ans à peine ! Cela parait fabuleux à tous ceux qui ont suivi de loin ses innombrables cascades ; malgré toute l’activité désirable, il y faut du temps.

Heureusement, l’auteur de l’arbre généalogique s’est trompé ici comme pour plusieurs autres dates. Il ne connaît pas son Assommoir, Je suis en mesure de donner un extrait tout à fait précis de l’état civil de cette séduisante personne. Lantier quitte Gervaise très peu de jours après l’élection d’Eugène Sue, qui eut lieu le 28 avril 1850. Trois semaines plus tard, Coupeau offre à Gervaise une consommation chez le Père Colombe : c’est fin mai. Pendant tout le mois suivant il lui fait une cour assidue et lui offre sa main. Le mariage se célèbre le 29 juillet, et en 1851, le 30 avril (les neuf mois y sont jour pour jour), Nana fait son entrée dans le monde.

Ce sont là des dates au-dessus de toute discussion. Elle a par conséquent dix-neuf ans et deux mois et demi lorsqu’elle rend le dernier soupir au Grand-Hôtel, dans une chambre à 12 francs. Nous avons gagné de la sorte une année sur M. Zola, mais à son profit : une année de plus, c’est bien quelque chose entre les mains de la blonde Vénus !

On va voir cependant que nous n’en sommes pas plus avancés. Nana déserte, pour la toute première fois, le sentier de la vertu quelque temps après avoir atteint l’âge de quinze ans et demi, « en hiver », vers la fin par conséquent de 1866 ou au commencement de 1867. On a ensuite plusieurs fois de ses nouvelles : son « vieux », quelque petit bourgeois libertin, la traite fort bien, la choie, l’adore ; mais elle finit par s’ennuyer, elle le quitte pour devenir une célébrité des bastringues. Ses parents se mettent alors à sa recherche dans ces établissements. Un soir de novembre (nécessairement en 1867), ils reconnaissent son chignon, lui allongent un maître coup de soulier juste au bon endroit et la ramènent rue de la Goutte-d’Or. Elle demeure chez eux cet hiver, tout en se permettant de nombreuses fugues, dont l’une dure trois semaines.

L’hiver d’après, aux premières gelées (fin de 1868), elles s’esbigne décidément, sous le prétexte d’aller voir si, chez la fruitière, il y a des pommes cuites. C’est en juillet (1869) qu’on apprend que son métier ne va pas mal. Elle a fait un vicomte. Elle est très lancée. Tout cela précède la première aux Variétés qui ouvre le roman portant son nom. Le lendemain de cette première, elle parle d’ailleurs de la mort de ses parents comme d’une chose ancienne. Or, son digne père meurt en janvier 1870 (et non 1869, comme le donne à entendre le très inexact rédacteur de l’Arbre généalogique), et puis Gervaise « dure encore des mois ». Raccourcissons ces mois autant que possible ; supposons que le père Bazouge ait emporté Gervaise en mars et que Nana soit montée sur les planches immédiatement après, il en résultera que toute l’histoire racontée dans le dernier roman de M. Zola, y compris le séjour à la campagne en septembre, y compris l’année de séparation d’avec Georges, y compris les mois passés en Russie, s’écoule d’avril à juillet

Et nous ne sommes pas au bout des difficultés. Dans Nana, M. Zola nous montre son héroïne mère et très bonne mère d’un enfant qu’elle a eu à seize ans, probablement d’un maçon qui la battait. À seize ans ? Elle venait à peine de s’installer chez son premier amant, le « vieux » ! Dans Nana, la représentation des Variétés a une date précise, puisqu’on y parle de la prochaine ouverture de l’Exposition universelle. C’est au commencement de 1867. La blonde Vénus n’a donc pas tout à fait quinze ans si nous en croyons l’arbre généalogique, un an de plus si l’on accepte ma rectification ; comment peut-il être question, le lendemain, d’un enfant qu’elle a eu, il y a du temps de ça, à l’âge de seize ans ? Et puis, si la première des Variétés remonte à 1867, le roman Nana s’espace sur trois, ans : tout à l’heure, L’Assommoir en main, nous lui trouvions à grand-peine trois mois !

La vérité, c’est qu’à l’ouverture du livre qui porte son nom, Nana n’est point une enfant, mais une femme de vingt ans tout au moins ; la vérité, c’est que ses aventures tiendraient à l’étroit même dans un cadre de trois ans ; la vérité, c’est qu’il y a une contradiction absolue entre L’Assommoir et Nana ; la vérité, c’est que le fameux plan qui fait la force de M. Zola est une fable inventée à l’usage des badauds. Le lecteur pourra se plaindre de la puérilité de ces critiques, mais non M. Zola. Mes critiques, en effet, ne sont puériles que parce que j’ai essayé de le prendre au sérieux.

Timothée Colani, Les Rougon-Macquart, par Émile Zola, La Nouvelle Revue, 1er et 15 mars 1880.

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