FICHE PERSONNAGE

« Trente-six ans en 64, treize ans de moins que Saccard.. – Grande et forte, très beaux cheveux blancs, dont elle est coquette. Dès vingt-cinq ans, ses cheveux se sont mis à blanchir, et elle est toute blanche maintenant, à ce point, qu’elle n’a pas besoin de se poudrer. Le visage, qui était un peu accentué, en est devenu plus doux, souriant de bonté, les sourcils sont restés noirs, elle était très brune. Le menton un peu fort, ainsi que le nez ; la bouche un peu large, mais les lèvres grosses expriment une très grande bonté. Très beaux yeux noirs, largement ouverts, clairs et doux. Dents restées très blanches. Pas jolie étant jeune, est devenue presque belle. Plus grande que Saccard. D’une taille admirable.
Psychologiquement, je veux en faire une intelligente et une tolérante. […]
L’amour de la vie pour la vie, quand même, malgré le pessimisme. Tout croule, mais l’invincible espoir en la vie qui est sans cesse en travail. Dire la vérité quand même, et espérer. Pas de sensiblerie, pas de préjugés. Libre dans la vie, un peu homme. Connaissant tout l’ignoble de l’homme, délicate et comment elle s’en sauve. A passé par toutes les misères, battue, lâchée, et n’en est pas moins gaie, courageuse et belle. Elle aime vivre, pourquoi ? elle n’en sait rien. Elle est comme l’humanité, qui vit dans la misère affreuse, ragaillardie par la jeunesse de chaque génération. […]
Elle est centrale, et je la place dans une série de catastrophes, dont elle se relève toujours. – Ce gueux de Saccard aimé par une nature foncièrement honnête, et aimé pour des raisons de bravoure, d’activité, de continuel espoir : ce qu’elle est, ce qu’elle estime. Elle a trouvé en lui la paillette d’or : l’idée de charité qui le fait tenir. – Quand elle sent qui il est, elle reste, ne désespère pas, compte l’emporter, elle lutte pour son frère. Il faut qu’elle se rende compte, autrement son espoir, sa bonté, ne seraient que de la bêtise. J’en fais un peu le chœur antique, le personnage qui sera la bonté, la justice, au-dessus des désastres. »
Documents préparatoires de l’Argent, NAF 10268, f° 278-286.

« Elle est l’espoir. Elle aime vivre, pourquoi ? Elle n’en sait rien. Elle est comme l’humanité qui vit dans la misère affreuse, ragaillardie par la jeunesse de chaque génération. Dès qu’elle est dans la rue, au soleil, elle se reprend à aimer, à espérer, à être heureuse. L’âge qui vient n’a même pas de prise sur elle. Me mettre tout entier là-dedans. »
Documents préparatoires de l’Argent, NAF 10268, f° 405-406.

BIOGRAPHIE

Sœur de l’ingénieur Georges Hamelin. Orpheline à dix-huit ans, elle a donné des leçons, soutenant son frère entré à Polytechnique, l’adorant, faisant le rêve de ne le quitter jamais. La bonne grâce et l’intelligence de la jeune fille ont conquis Durieu, un brasseur millionnaire ; il l’a épousée, mais au bout de quelques années de mariage, elle a dû exiger une séparation pour ne pas être tuée par ce mari qui buvait et la poursuivait, avec un couteau à la main, dans des crises d’imbécile jalousie. Elle avait alors vingt-six ans et s’est retrouvée pauvre, n’ayant voulu recevoir aucune pension de l’homme qu’elle quittait. Rendue ainsi à son frère, elle est partie avec lui pour l’Égypte, et a donné des leçons à Alexandrie pendant qu’il parcourait la contrée ; ils sont allés de là en Syrie, ont visité les Lieux Saints et sont enfin revenus en France, lui avec un portefeuille débordant d’idées et de plans, elle avec des aquarelles sans prétention où elle avait fixé des vues de là-bas, tous deux frémissants d’enthousiasme pour les pays traversés. Et ils se débattent à Paris, victimes d’une malchance noire, échoués dans un petit appartement de l’hôtel d’Orviedo, où ils vont se lier avec Aristide Saccard.

Madame Caroline est une femme d’une taille admirable. Grande, solide, la démarche franche et très noble, elle a des cheveux blancs superbes, une royale couronne de cheveux blancs, d’un singulier effet sur ce front de femme jeune encore, âgée de trente-six ans. Dès vingt-cinq ans, elle est ainsi devenue toute blanche. Ses sourcils, restés noirs et très fournis, donnent une jeunesse, une étrangeté vive à son visage encadré d’hermine ; elle n’a jamais été jolie, avec son menton et son nez trop forts, sa bouche large dont les grosses lèvres expriment une bonté exquise. Mais certainement, cette toison blanche, cette blanche envolée de fins cheveux de soie, adoucit sa physionomie un peu dure, lui prête un charme souriant de grand’mère, dans une fraîcheur et une force de belle amoureuse. Madame Caroline a échappé à sa première éducation catholique par une lecture immense, par toute la vaste instruction qu’elle s’est donnée à côté de son frère, resté profondément religieux. Elle parle quatre langues, a lu les économistes, les philosophes, et a rapporté de ses voyages, de son long séjour parmi des civilisations lointaines, une grande tolérance, un bel équilibre de sagesse. Elle est une intelligence, dans sa simplicité et sa bonhomie. C’est la femme vaillante qui préfère l’action aux apitoiements bavards ; dans ses plus grandes infortunes, elle reste vibrante d’allégresse, gonflée d’un espoir immense, rêvant des choses heureuses ; l’existence la reprend toujours, il semble que son cas soit justement celui de l’humanité, qui vit, certes, dans une misère affreuse, mais que ragaillardit la jeunesse de chaque génération. Elle est faite pour les catastrophes, lui dit son frère ; elle est l’amour de la vie. Quand elle aura touché le fond du désespoir, l’espoir renaîtra de nouveau, brisé, ensanglanté, mais vivace quand même, plus large de minute en minute.

Telle est la femme qui va entrer dans la vie de Saccard. D’abord son intendante, aimant ce prodigue comme on aime les enfants mauvais sujets, elle devient sa maîtresse par une sorte de paralysie de sa volonté, un jour de gros chagrin où elle a appris la défection de son ami Beaudoin ; c’est entre elle et Saccard un ménage de raison, où elle est presque maternelle, d’une affection calmante, puis, quand la douleur d’une trahison lui révèle qu’elle l’aime vraiment, elle veut rester supérieure à l’angoisse du partage, dégagée de l’égoïsme charnel de l’amour. Et si elle aime Saccard, ce bandit du trottoir financier, c’est parce qu’elle le voit, actif et brave, créer un monde, faire de la vie. Son amour traverse de longues crises. Elle ne veut plus juger Saccard, trouvant qu’il y a en lui du pire et du meilleur ; des doutes l’assaillent, elle maudit l’argent pourrisseur, empoisonneur, qui dessèche les âmes, en chasse la bonté, la tendresse, l’amour des autres, puis, elle comprend que cet argent abominable est le fumier par lequel poussent les grandes entreprises vivantes et fécondes.

Saccard l’épouvante dans ses deux fils, Victor tombé à la plus affreuse déchéance et le joli Maxime, d’un si froid égoïsme, qui l’initie aux hontes du passé. Elle est sans cesse torturée dans ses instincts d’équité et de droiture. Plus tard, devant les désastres accumulés par la Banque Universelle, sa propre ruine, le déshonneur de son frère, tant de fortunes effondrées, tant de victimes connues et inconnues tombées au ruisseau ou réfugiées dans la mort, elle a un cri d’exécration contre Saccard. Mais l’éternelle question se pose en elle : Est-ce un coquin ? Est-ce un héros ?. Sa croyance à l’utilité de l’effort vaincra jusqu’au bout et elle oubliera les saletés et les crimes dont l’argent est la cause ; elle en acceptera les hontes inévitables, comme on accepte les souillures de l’amour, nécessaires pour créer la vie.

(L’Argent)

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