« À la fin du Docteur Pascal, à la dernière page de la série, je n’aurais plus que treize personnages vivants de la famille, sur les trente qui font partie de l’arbre. Je ne parle pas des personnages venus du dehors, tels que Félicité, etc. Cela me paraît une bonne proportion, vraisemblable.
Il y a la question de savoir à quel moment je peux donner l’arbre. Pascal le tient toujours au courant, et c’est ainsi qu’il y inscrit la mort de Macquart, celle de Charles et celle de tante Dide. Seulement, reste sa mort à lui et celle de Maxime. J’imagine alors qu’il se fait apporter l’arbre par Ramond, avant de lui laisser la clef pour Clotilde, et d’un effort suprême il le complète encore. Un crayon. D’une main tâtonnante, il suit. Le nom de Maxime le frappe, il ajoute mort en 1874, car il le sait condamné. Puis, il s’arrête à son nom, et il met mort le 2 nov. 74. Héroïsme. Et enfin, il ajoute l’enfant de lui et de Clotilde, « Le cher inconnu », d’une main défaillante, qui ne peut en écrire davantage. C’est cet arbre ainsi complété que Clotilde trouvera. On ne le remet pas dans l’armoire. Et je le donnerai, à La Revue Hebdomadaire, dans ce XIIe chapitre. Dans le livre, je le placerai sans doute au commencement, ou même dans le douzième chapitre, à la page voulue. À décider.
Maintenant, il faudrait décider ce que font les membres des Rougon-Macquart qui vivent encore. Cela est nécessaire pour le chapitre V et pour l’arbre.
Je m’aperçois en somme que je n’ai pour descendance dernière, en dehors de l’enfant inconnu, que les trois de Mouret (Octave) et de Denise, – les deux enfants tout petits de Jean, – et les enfants que Étienne Lantier aurait en Nouvelle-Calédonie, d’une femme régulièrement épousée. – Comment les familles s’émiettent, une poussée de sève, et brusquement l’appauvrissement. L’espoir n’est qu’en Octave et en Jean. Puis, surtout, l’enfant inconnu.
Généralités sur l’arbre. – Tante Dide est la souche, mais au-dessus d’elle toute l’humanité ancienne. Rien ne commence, en matière d’hérédité, car il faudrait remonter jusqu’à Adam. Les facteurs inconnus, au-dessus de tante Dide. – Et rien ne finit, la suite après les enfants que je donne comme les derniers rejetons. – Et tout de suite cette idée de l’équilibre qui se rétablit forcément après plusieurs générations, par l’adjonction continuelle de nouveaux facteurs. Pour qu’une race dégénère, il faudrait qu’elle se mariât toujours entre parents ; de là la crainte des mariages consanguins. Mais, si continuellement de nouveaux facteurs interviennent, les tares sont éliminées peu à peu, l’équilibre normal se rétablit. C’est pourquoi, au bout de deux ou trois générations, les caractères s’effacent, les ressemblances s’atténuent et disparaissent. Ainsi mon Charles ressemblant à tante Dide, l’hérédité en retour sautant trois générations est-elle très rare. J’expliquerai cela. – Le partage mathématique, d’après les tableaux de Pouchet, d’ailleurs impossible. On y voit que l’influence de Tante Dide sur Charles n’y serait mathématiquement que d’un douzième, lorsque moi, je l’y fait prédominer. Pascal a dressé le tableau de Pouchet, pour se prouver que mathématiquement n’est pas ; et les raisons qu’il donne, celles de Pouchet. Bien dire pourquoi je n’ai mis que les membres de la famille des Rougon – Macquart.
Maintenant, l’explication de l’arbre. Une souche commue. Tout de suite, se sépare en trois branches, une légitime, deux bâtardes. Je n’ai pas de preuve que la branche légitime soit inférieure (conçue sans la fougue d’amour pour Macquart). Au contraire, les intelligences s’y trouvent plus grandes. Cela m’a l’air mêlé, du côté légitime Eugène et Pascal, de l’autre Octave Mouret, et encore celui-ci a du sang légitime… C’est la descendance illégitime par Macquart qui est la moins bonne. Et pourtant, il y a Jean. Mais tous dans des positions inférieures, basse classe, tandis que de l’autre côté, on s’élève. – Bien montrer le nœud des deux branches, par Marthe et François, et ce qui en résulte : bon résultat en somme par Octave, et pauvre intellectuellement par Désirée. – Tenir un grand compte des facteurs que j’ai introduits par les alliances, car ces facteurs ont refait continuellement la famille. Ce sont, en dehors de Rougon et de Macquart : Félicité Puech, Mouret, Joséphine Gavaudan, Angèle Sicardot, Rosalie Chavaille, Grandjean, Quenu, Lantier, Coupeau, Mélanie Vial, Justine Mégot, Denise Baudu, Christine Hallegrain, la femme d’Étienne à Nouméa, sans compter l’inconnu de Sidonie et celui de Nana. – Les nommer s’il y a lieu, et dire ce qu’ils ont pu apporter.
Les personnages existant encore des Rougon Macquart sont au nombre de treize : Eugène Rougon, Aristide Saccard, Sidonie, Hélène Rambaud, Jean Macquart, Clotilde Saccard, Victor Saccard, Octave Mouret, Serge Mouret, Désirée Mouret, Pauline Quenu, Étienne Lantier, l’enfant inconnu ; sans compter les enfants d’Octave et de Denise, une fille et un garçon ; les enfants de Jean, deux fils, l’enfant d’Étienne à Nouméa ; en somme cinq être nouveaux, à indiquer. Mais tout porte surtout sur l’enfant de Clotilde, auquel je ne donne pas de nom, l’enfant inconnu, le cher inconnu.
Quand je ferai le grand résumé de la série, je crois qu’il faudrait suivre le dessin de l’arbre : la souche, les trois branches, la légitime et deux illégitimes, le nœud fait par Marthe et François, tout cela suivi jusque dans les derniers rameaux. Puis alors reprendre chaque roman et tirer l’idée philosophique de chacun, en prenant chaque personnage central et en le rattachant à l’ensemble. [un feuillet manquant] »
Documents préparatoires du Docteur Pascal, NAF 10290 f° 176-182.

Lettre ouverte à Yves Guyot, directeur du Bien public
« Mon cher confrère,
Vous me demandez l’arbre généalogique des Rougon-Macquart, et vous faites valoir avec raison que cet arbre aurait quelque intérêt pour vos lecteurs au moment où vous publiez Une page d’amour, cette œuvre de demi-teinte. Jusqu’à présent, je n’ai voulu le communiquer à personne, pour ne pas déflorer les romans qu’il me restait à écrire. Mais aujourd’hui huit volumes ont paru, je juge l’ouvrage assez avancé, et j’ai en outre d’autres raisons qui me déterminent à vous satisfaire.
On m’a reproché de courir après l’actualité, de profiter du scandale, de jeter dans la circulation, à l’instant précis, les livres qui pouvaient faire tourner la tête aux gens. On m’a reproché d’aller à l’aventure, de n’obéir qu’à un besoin de tapage, de manquer totalement de composition, de charpente générale. J’ai laissé dire. La vérité est que le tableau que je vous envoie a été dressé tel qu’il est en 1868, avant même que j’eusse écrit une ligne des Rougon-Macquart ; et, d’ailleurs, cela devrait être bien évident pour les personnes qui ont lu le premier roman, La Fortune des Rougon, dans lequel je n’aurais pu poser les origines de la famille, du groupe d’individualités que j’étudiais, sans avoir arrêté nettement la filiation et les âges. Songez que mes personnages s’agitent dans une période de 18 ans seulement, et que j’ai voulu mettre face à face quatre générations.
Depuis 1868, je remplis le cadre que je m’étais imposé, l’arbre généalogique en marque pour moi les grandes lignes, sans me permettre d’aller ni à droite ni à gauche. Je dois le suivre strictement, il est en même temps ma force et mon régulateur. Chaque roman arrive à l’époque fixée. Les conclusions finales sont toutes prêtes. J’ajouterai que, dans ma pensée, le tableau ci-joint a été dressé par Pascal Rougon, un médecin, membre de la famille, et qu’il sera publié dans le dernier roman, dont ce médecin doit être le personnage central ; il l’éclairera alors et le complètera par ses commentaires de savant. Il serait trop long d’indiquer ici tous les livres de physiologie que j’ai consultés ; je citerai seulement l’ouvrage si remarquable du docteur Lucas, L’Hérédité naturelle, où les curieux pourront aller chercher des explications sur le système physiologique qui m’a surtout servi à établir l’arbre généalogique des Rougon-Macquart.
Naturellement, j’ai supprimé de ce tableau tous les renseignements trop précis qui pourraient nuire à l’intérêt des douze romans qui ne sont pas encore faits. Mais si des détails manquent volontairement, tous les personnages sont là, avec leurs âges et leurs degrés de parenté. Plus tard seulement, leur rôle naturel et social sera définitivement indiqué, et les commentaires enlèveront aux mots techniques ce qu’ils ont de barbare. D’ailleurs, les lecteurs peuvent déjà faire une bonne partie de ce travail.
Publiez donc ce travail, mon cher confrère. Je désire une seule chose, c’est qu’une fois pour toutes il démontre que les romans déjà publiés par moi depuis bientôt neuf ans dépendent d’un vaste ensemble, dont le plan a été arrêté d’un coup et à l’avance, et que l’on doit par conséquent, tout en jugeant chaque roman à part, tenir compte de la place harmonique qu’il occupe dans cet ensemble. On se prononcera dès lors sur mon œuvre plus justement et plus largement.
Bien à vous. »
Le Bien public, 6 janvier 1878.
Note publiée en tête d’Une page d’amour
« Je me décide à joindre à ce volume l’arbre généalogique des Rougon-Macquart. Deux raisons me déterminent.
La première est que beaucoup de personnes m’ont demandé cet arbre. Il doit, en effet, aider les lecteurs à se retrouver parmi les membres assez nombreux de la famille dont je me suis fait l’historien.
La seconde raison est plus compliquée. Je regrette de n’avoir pas publié l’arbre dans le premier volume de la série, pour montrer tout de suite l’ensemble de mon plan. Si je tardais encore, on finirait par m’accuser de l’avoir fabriqué après coup. Il est grand temps d’établir qu’il a été dressé tel qu’il est en 1868, avant que j’eusse écrit une seule ligne ; et cela ressort clairement de la lecture du premier épisode, La Fortune des Rougon, où je ne pouvais poser les origines de la famille sans arrêter avant tout la filiation et les âges. La difficulté était d’autant plus grande que je mettais face à face quatre générations, et que mes personnages s’agitaient dans une période de dix-huit années seulement.
La publication de ce document sera ma réponse à ceux qui m’ont accusé de courir après l’actualité et le scandale. Depuis 1868, je remplis le cadre que je me suis imposé, l’arbre généalogique en marque pour moi les grandes lignes, sans me permettre d’aller ni à droite ni à gauche. Je dois le suivre strictement, il est en même temps ma force et mon régulateur. Les conclusions sont toutes prêtes. Voilà ce que j’ai voulu et voilà ce que j’accomplis.
Il me reste à déclarer que les circonstances seules m’ont fait publier l’arbre avec Une page d’amour, cette œuvre intime et de demi-teinte. Il devait seulement être joint au dernier volume. Huit ont paru, douze sont encore sur le chantier ; c’est pourquoi la patience m’a manqué. Plus tard, je le reporterai en tête de ce dernier volume, où il fera corps avec l’action. Dans ma pensée, il est le résultat des observations de Pascal Rougon, un médecin, membre de la famille, qui conduira le roman final, conclusion scientifique de tout l’ouvrage. Le docteur Pascal l’éclairera alors de ses analyses de savant, le complétera par des renseignements précis que j’ai dû enlever, pour ne pas déflorer les épisodes futurs. Le rôle naturel et social de chaque membre sera définitivement réglé, et les commentaires enlèveront aux mots techniques ce qu’ils ont de barbare. D’ailleurs, les lecteurs peuvent déjà faire une bonne partie de ce travail. Sans indiquer ici tous les livres de physiologie que j’ai consultés, je citerai seulement l’ouvrage du docteur Lucas : « L’Hérédité naturelle », où les curieux pourront aller chercher des explications sur le système physiologique qui m’a servi à établir l’arbre généalogique des Rougon-Macquart.
Aujourd’hui, j’ai simplement le désir de prouver que les romans, publiés par moi depuis bientôt neuf ans, dépendent d’un vaste ensemble, dont le plan a été arrêté d’un coup et à l’avance, et que l’on doit par conséquent, tout en jugeant chaque roman à part, tenir compte de la place harmonique qu’il occupe dans cet ensemble. On se prononcera dès lors sur mon œuvre plus justement et plus largement. »
Paris, 2 avril 1878
La vie des principaux personnages résumée dans Le Docteur Pascal
« C’étaient d’abord les origines, Adélaïde Fouque, la grande fille détraquée, la lésion nerveuse première, donnant naissance à la branche légitime, Pierre Rougon, et aux deux branches bâtardes, Ursule et Antoine Macquart, toute cette tragédie bourgeoise et sanglante, dans le cadre du coup d’État de décembre 1851, les Rougon, Pierre et Félicité, sauvant l’ordre à Plassans, éclaboussant du sang de Silvère leur fortune commençante, tandis qu’Adélaïde vieillie, la misérable Tante Dide, était enfermée aux Tulettes, comme une figure spectrale de l’expiation et de l’attente.
Ensuite, la meute des appétits se trouvait lâchée, l’appétit souverain du pouvoir chez Eugène Rougon, le grand homme, l’aigle de la famille, dédaigneux, dégagé des vulgaires intérêts, aimant la force pour la force, conquérant Paris en vieilles bottes, avec les aventuriers du prochain empire, passant de la présidence du Conseil d’État à un portefeuille de ministre, fait par sa bande, toute une clientèle affamée qui le portait et le rongeait, battu un instant par une femme, la belle Clorinde, dont il avait eu l’imbécile désir, mais si vraiment fort, brûlé d’un tel besoin d’être le maître, qu’il reconquérait le pouvoir grâce à un démenti de sa vie entière, en marche pour sa royauté triomphante de vice-empereur.
Chez Aristide Saccard, l’appétit se ruait aux basses jouissances, à l’argent, à la femme, au luxe, une faim dévorante qui l’avait jeté sur le pavé, dès le début de la curée chaude, dans le coup de vent de la spéculation à outrance soufflant par la ville, la trouant de tous côtés et la reconstruisant, des fortunes insolentes bâties en six mois, mangées et rebâties, une soûlerie de l’or dont l’ivresse croissante l’emportait, lui faisait, le corps de sa femme Angèle à peine froid, vendre son nom pour avoir les premiers cent mille francs indispensables, en épousant Renée, puis l’amenait plus tard, au moment d’une crise pécuniaire, à tolérer l’inceste, à fermer les yeux sur les amours de son fils Maxime et de sa seconde femme, dans l’éclat flamboyant de Paris en fête. Et c’était Saccard encore, à quelques années de là, qui mettait en branle l’énorme pressoir à millions de la Banque Universelle, Saccard jamais vaincu, Saccard grandi, haussé jusqu’à l’intelligence et à la bravoure de grand financier, comprenant le rôle farouche et civilisateur de l’argent, livrant, gagnant et perdant des batailles en Bourse, comme Napoléon à Austerlitz et à Waterloo, engloutissant sous le désastre un monde de gens pitoyables, lâchant à l’inconnu du crime son fils naturel Victor, disparu, en fuite par les nuits noires, et lui-même, sous la protection impassible de l’injuste nature, aimé de l’adorable madame Caroline, sans doute en récompense de son exécrable vie.
Là, un grand lis immaculé poussait dans ce terreau, Sidonie Rougon, la complaisante de son frère Saccard, l’entremetteuse aux cent métiers louches, enfantait d’un inconnu la pure et divine Angélique, la petite brodeuse aux doigts de fée qui tissait à l’or des chasubles le rêve de son prince charmant, si envolée parmi ses compagnes les saintes, si peu faite pour la dure réalité, qu’elle obtenait la grâce de mourir d’amour, le jour de son mariage, sous le premier baiser de Félicien de Hautecœur, dans le branle des cloches sonnant la gloire de ses noces royales.
Le nœud des deux branches se faisait alors, la légitime et la bâtarde, Marthe Rougon épousait son cousin François Mouret, un paisible ménage lentement désuni, aboutissant aux pires catastrophes, une douce et triste femme prise, utilisée, broyée, dans la vaste machine de guerre dressée pour la conquête d’une ville, et ses trois enfants lui étaient comme arrachés, et elle laissait jusqu’à son cœur sous la rude poigne de l’abbé Faujas, et les Rougon sauvaient une seconde fois Plassans, pendant qu’elle agonisait, à la lueur de l’incendie où son mari, fou de rage amassée et de vengeance, flambait avec le prêtre.
Des trois enfants, Octave Mouret était le conquérant audacieux, l’esprit net, résolu à demander aux femmes la royauté de Paris, tombé en pleine bourgeoisie gâtée, faisant là une terrible éducation sentimentale, passant du refus fantasque de l’une au mol abandon de l’autre, goûtant jusqu’à la boue les désagréments de l’adultère, resté heureusement actif, travailleur et batailleur, peu à peu dégagé, grandi quand même, hors de la basse cuisine de ce monde pourri, dont on entendait le craquement. Et Octave Mouret victorieux révolutionnait le haut commerce, tuait les petites boutiques prudentes de l’ancien négoce, plantait au milieu de Paris enfiévré le colossal palais de la tentation, éclatant de lustres, débordant de velours, de soie et de dentelles, gagnait une fortune de roi à exploiter la femme, vivait dans le mépris souriant de la femme, jusqu’au jour où une petite fille vengeresse, la très simple et très sage Denise, le domptait, le tenait à ses pieds éperdu de souffrance, tant qu’elle ne lui avait pas fait la grâce, elle si pauvre, de l’épouser, au milieu de l’apothéose de son Louvre, sous la pluie d’or battante des recettes.
Restaient les deux autres enfants, Serge Mouret, Désirée Mouret, celle-ci innocente et saine comme une jeune bête heureuse, celui-là affiné et mystique, glissé à la prêtrise par un accident nerveux de sa race, et il recommençait l’aventure adamique, dans le Paradou légendaire, il renaissait pour aimer Albine, la posséder et la perdre, au sein de la grande nature complice, repris ensuite par l’Église, l’éternelle guerre à la vie, luttant pour la mort de son sexe, jetant sur le corps d’Albine morte la poignée de terre de l’officiant, à l’heure même où Désirée, la fraternelle amie des animaux, exultait de joie, parmi la fécondité chaude de sa basse-cour.
Plus loin, s’ouvrait une échappée de vie douce et tragique, Hélène Mouret vivait paisible avec sa fillette Jeanne, sur les hauteurs de Passy, dominant Paris, l’océan humain sans bornes et sans fond, en face duquel se déroulait cette histoire douloureuse, le coup de passion d’Hélène pour un passant, un médecin amené la nuit, par hasard, au chevet de sa fille, la jalousie maladive de Jeanne, une jalousie d’amoureuse instinctive disputant sa mère à l’amour, si ravagée déjà de passion souffrante, qu’elle mourait de la faute, prix terrible d’une heure de désir dans toute une vie sage, pauvre chère petite morte restée seule là-haut, sous les cyprès du muet cimetière, devant l’éternel Paris.
Avec Lisa Macquart commençait la branche bâtarde, fraîche et solide en elle, étalant la prospérité du ventre, lorsque, sur le seuil de sa charcuterie, en clair tablier, elle souriait aux Halles centrales, où grondait la faim d’un peuple, la bataille séculaire des Gras et des Maigres, le maigre Florent, son beau-frère, exécré, traqué par les grasses poissonnières, les grasses boutiquières, et que la grasse charcutière elle-même, d’une absolue probité, mais sans pardon, faisait arrêter comme républicain en rupture de ban, convaincue qu’elle travaillait ainsi à l’heureuse digestion de tous les honnêtes gens.
De cette mère naissait la plus saine, la plus humaine des filles, Pauline Quenu, la pondérée, la raisonnable, la vierge qui savait et qui acceptait la vie, d’une telle passion dans son amour des autres, que, malgré la révolte de sa puberté féconde, elle donnait à une amie son fiancé Lazare, puis sauvait l’enfant du ménage désuni, devenait sa mère véritable, toujours sacrifiée, ruinée, triomphante et gaie, dans son coin de monotone solitude, en face de la grande mer, parmi tout un petit monde de souffrants qui hurlaient leur douleur et ne voulaient pas mourir.
Et Gervaise Macquart arrivait avec ses quatre enfants, Gervaise bancale, jolie et travailleuse, que son amant Lantier jetait sur le pavé des faubourgs, où elle faisait la rencontre du zingueur Coupeau, le bon ouvrier pas noceur qu’elle épousait, si heureuse d’abord, ayant trois ouvrières dans sa boutique de blanchisseuse, coulant ensuite avec son mari à l’inévitable déchéance du milieu, lui peu à peu conquis par l’alcool, possédé jusqu’à la folie furieuse et à la mort, elle-même pervertie, devenue fainéante, achevée par le retour de Lantier, au milieu de la tranquille ignominie d’un ménage à trois, dès lors victime pitoyable de la misère complice, qui finissait de la tuer un soir, le ventre vide.
Son aîné, Claude, avait le douloureux génie d’un grand peintre déséquilibré, la folie impuissante du chef-d’œuvre qu’il sentait en lui, sans que ses doigts désobéissants pussent l’en faire sortir, lutteur géant foudroyé toujours, martyr crucifié de l’œuvre, adorant la femme, sacrifiant sa femme Christine, si aimante, si aimée un instant, à la femme incréée, qu’il voyait divine et que son pinceau ne pouvait dresser dans sa nudité souveraine, passion dévorante de l’enfantement, besoin insatiable de la création, d’une détresse si affreuse, quand on ne peut le satisfaire, qu’il avait fini par se pendre.
Jacques, lui, apportait le crime, la tare héréditaire qui se tournait en un appétit instinctif de sang, du sang jeune et frais coulant de la poitrine ouverte d’une femme, la première venue, la passante du trottoir, abominable mal contre lequel il luttait, qui le reprenait au cours de ses amours avec Séverine, la soumise, la sensuelle, jetée elle-même dans le frisson continu d’une tragique histoire d’assassinat, et il la poignardait un soir de crise, furieux à la vue de sa gorge blanche, et toute cette sauvagerie de la bête galopait parmi les trains filant à grande vitesse, dans le grondement de la machine qu’il montait, la machine aimée qui le broyait un jour, débridée ensuite, sans conducteur, lancée aux désastres inconnus de l’horizon.
Étienne, à son tour, chassé, perdu, arrivait au pays noir par une nuit glacée de mars, descendait dans le puits vorace, aimait la triste Catherine qu’un brutal lui volait, vivait avec les mineurs leur vie morne de misère et de basse promiscuité, jusqu’au jour où la faim, soufflant la révolte, promenait au travers de la plaine rase le peuple hurlant des misérables qui voulait du pain, dans les écroulements et les incendies, sous la menace de la troupe dont les fusils partaient tout seuls, terrible convulsion annonçant la fin d’un monde, sang vengeur des Maheu qui se lèverait plus tard, Alzire morte de faim, Maheu tué d’une balle, Zacharie tué d’un coup de grisou, Catherine restée sous la terre, la Maheude survivant seule, pleurant ses morts, redescendant au fond de la mine pour gagner ses trente sous, pendant qu’Étienne, le chef battu de la bande, hanté des revendications futures, s’en allait par un tiède matin d’avril, en écoutant la sourde poussée du monde nouveau, dont la germination allait bientôt faire éclater la terre.
Nana, dès lors, devenait la revanche, la fille poussée sur l’ordure sociale des faubourgs, la mouche d’or envolée des pourritures d’en bas, qu’on tolère et qu’on cache, emportant dans la vibration de ses ailes le ferment de destruction, remontant et pourrissant l’aristocratie, empoisonnant les hommes rien qu’à se poser sur eux, au fond des palais où elle entrait par les fenêtres, toute une œuvre inconsciente de ruine et de mort, la flambée stoïque de Vandeuvres, la mélancolie de Foucarmont courant les mers de la Chine, le désastre de Steiner réduit à vivre en honnête homme, l’imbécillité satisfaite de La Faloise, et le tragique effondrement des Muffat, et le blanc cadavre de Georges, veillé par Philippe, sorti la veille de prison, une telle contagion dans l’air empesté de l’époque, qu’elle-même se décomposait et crevait de la petite vérole noire, prise au lit de mort de son fils Louiset, tandis que, sous ses fenêtres, Paris passait, ivre, frappé de la folie de la guerre, se ruant à l’écroulement de tout.
Enfin, c’était Jean Macquart, l’ouvrier et le soldat redevenu paysan, aux prises avec la terre dure qui fait payer chaque grain de blé d’une goutte de sueur, en lutte surtout avec le peuple des campagnes, que l’âpre désir, la longue et rude conquête du sol brûle du besoin sans cesse irrité de la possession, les Fouan vieillis cédant leurs champs comme ils céderaient de leur chair, les Buteau exaspérés, allant jusqu’au parricide pour hâter l’héritage d’une pièce de luzerne, la Françoise têtue mourant d’un coup de faux, sans parler, sans vouloir qu’une motte sorte de la famille, tout ce drame des simples et des instinctifs à peine dégagés de la sauvagerie ancienne, toute cette salissure humaine sur la terre grande, qui seule demeure l’immortelle, la mère d’où l’on sort et où l’on retourne, elle qu’on aime jusqu’au crime, qui refait continuellement de la vie pour son but ignoré, même avec la misère et l’abomination des êtres. Et c’était Jean encore qui, devenu veuf et s’étant réengagé aux premiers bruits de guerre, apportait l’inépuisable réserve, le fonds d’éternel rajeunissement que la terre garde, Jean le plus humble, le plus ferme soldat de la suprême débâcle, roulé dans l’effroyable et fatale tempête qui, de la frontière à Sedan, en balayant l’empire, menaçait d’emporter la patrie, toujours sage, avisé, solide en son espoir, aimant d’une tendresse fraternelle son camarade Maurice, le fils détraqué de la bourgeoisie, l’holocauste destiné à l’expiation, pleurant des larmes de sang lorsque l’inexorable destin le choisissait lui-même pour abattre ce membre gâté, puis après la fin de tout, les continuelles défaites, l’affreuse guerre civile, les provinces perdues, les milliards à payer, se remettant en marche, retournant à la terre qui l’attendait, à la grande et rude besogne de toute une France à refaire. […]
Et il reprit l’Arbre généalogique resté sur la table, il l’étala, recommença à le parcourir du doigt, énumérant maintenant les membres de la famille qui vivaient encore. Eugène Rougon, majesté déchue, était à la Chambre le témoin, le défenseur impassible de l’ancien monde emporté dans la débâcle. Aristide Saccard, après avoir fait peau neuve, retombait sur ses pieds républicain, directeur d’un grand journal, en train de gagner de nouveaux millions ; tandis que son fils Maxime mangeait ses rentes, dans son petit hôtel de l’avenue du Bois-de-Boulogne, correct et prudent, menacé d’un mal terrible, et que son autre fils, Victor, n’avait point reparu, rôdant dans l’ombre du crime, puisqu’il n’était pas au bagne, lâché par le monde, à l’avenir, à l’inconnu de l’échafaud. Sidonie Rougon, disparue longtemps, lasse de métiers louches, venait de se retirer, désormais d’une austérité monacale, à l’ombre d’une sorte de maison religieuse, trésorière de l’Œuvre du Sacrement, pour aider au mariage des filles mères. Octave Mouret, propriétaire des grands magasins Au Bonheur des Dames, dont la fortune colossale grandissait toujours, avait eu, vers la fin de l’hiver, un deuxième enfant de sa femme Denise Baudu, qu’il adorait, bien qu’il recommençât à se déranger un peu. L’abbé Mouret, curé à Saint-Eutrope, au fond d’une gorge marécageuse, s’était cloîtré là avec sa sœur Désirée, dans une grande humilité, refusant tout avancement de son évêque, attendant la mort en saint homme qui repoussait les remèdes, bien qu’il souffrît d’une phtisie commençante. Hélène Mouret vivait très heureuse, très à l’écart, idolâtrée de son nouveau mari, M. Rambaud, dans la petite propriété qu’ils possédaient près de Marseille, au bord de la mer ; et elle n’avait pas eu d’enfant de son second mariage. Pauline Quenu était toujours à Bonneville, à l’autre bout de la France, en face du vaste océan, seule désormais avec le petit Paul, depuis la mort de l’oncle Chanteau, résolue à ne pas se marier, à se donner toute au fils de son cousin Lazare, devenu veuf, parti en Amérique pour faire fortune. Étienne Lantier, de retour à Paris après la grève de Montsou, s’était compromis plus tard dans l’insurrection de la Commune, dont il avait défendu les idées avec emportement ; on l’avait condamné à mort, puis gracié et déporté, de sorte qu’il se trouvait maintenant à Nouméa ; on disait même qu’il s’y était tout de suite marié et qu’il avait un enfant, sans qu’on sût au juste le sexe. Enfin, Jean Macquart, licencié après la semaine sanglante, était revenu se fixer près de Plassans, à Valqueyras, où il avait eu la chance d’épouser une forte fille, Mélanie Vial, la fille unique d’un paysan aisé, dont il faisait valoir la terre ; et sa femme, grosse dès la nuit des noces, accouchée d’un garçon en mai, était grosse encore de deux mois, dans un de ces cas de fécondité pullulante qui ne laissent pas aux mères le temps d’allaiter leurs petits. »
Le Docteur Pascal, Chapitre V.