ACADÉMIE
• « De tous temps, l’Académie a été une serre d’hivernage pour les médiocrités qui craignent la gelée. Consultez la liste déjà longue des académiciens passés et présents, vous y trouverez en majorité les noms inconnus, les hommes oubliés, ceux qui ont vécu loin du talent et du public. C’est nous autres qui nous trompons, qui sommes illogiques, lorsque nous croyons qu’un académicien doit être choisi parmi les plus illustres de son temps. Les traditions de la Compagnie enseignent tout le contraire. »
L’Événement illustré, 11 mai 1868.
• « On a tout dit contre cette vénérable Académie, qui mourra un jour au milieu d’une quinte de toux. Le mieux serait de se déclarer satisfait à chaque homme médiocre qu’elle appelle à elle. Quand les quelques écrivains de mérite qu’elle renferme encore n’y seront plus, il deviendra aisé de la tuer d’une chiquenaude. MM. Michelet et Littré ont compris cela. Ils se gardent bien de se présenter. »
La Tribune, 7 février 1869.
L’Argent dans la littérature, 1880
AGRANDIR
« J’agrandis, cela est certain, mais je n’agrandis pas comme Balzac, pas plus que Balzac n’agrandit comme Hugo. Tout est là, l’œuvre est dans les conditions de l’opération. Nous mentons tous plus ou moins, mais quelle est la mécanique et la mentalité de notre mensonge ? Or – c’est ici que je m’abuse peut-être – je crois encore que je mens pour mon compte dans le sens de la vérité. J’ai l’hypertrophie du détail vrai, le saut dans les étoiles sur le tremplin de l’observation exacte. La vérité monte d’un coup d’aile jusqu’au symbole. »
Lettre à Henry Céard, 22 mars 1885.
ANALYSTE
• « Le romancier analyste passe le tablier blanc de l’anatomiste et dissèque fibre par fibre la bête humaine étendue toute nue sur la dalle de l’amphithéâtre. Et ici la bête humaine est vivante ; ce ne sont pas les organes morts qu’interroge le savant, c’est la vie elle-même, ce sont l’âme et la chair dans leur activité. Sur la dalle, au lieu du cadavre troué par le scalpel, est couché un homme chaud et palpitant de passion, livrant les secrets de son être par chacun de ses gestes et chacune de ses paroles.
Le romancier analyste, debout et attentif, note les plus minces détails. Il se produit sous ses yeux une suite de faits qu’il enregistre avec soin, dans l’ordre où ces faits se présentent ; à tel moment, la bête humaine a poussé tel cri, éprouvé telle secousse ; et, peu à peu, l’observateur réunit un ensemble considérable de petites remarques qui toutes sont dépendantes les unes des autres ; cet ensemble est le procès-verbal même de la vie, il contient tout un traité de psychologie et de physiologies expérimentales.
Pour qui a tenté cette analyse patiente de l’âme et de la chair, la science de l’âme se simplifie bientôt. L’étude d’un sujet devient l’étude d’un certain organisme, d’une certaine personnalité, placée dans certaines circonstances.
On a dès lors une méthode d’observation basée sur l’expérience même. On prend une bête humaine, n’importe laquelle, on l’étudie dans ses instincts et dans la liberté d’action que lui laisse son milieu. »
Le Figaro, 18 décembre 1866.
• « Souvent on accuse les romanciers physiologistes de se plaire à l’étude des infamies du cœur et du corps ; ils ne font cependant que ce que la justice fait en rendant publique la discussion des grands crimes : ils élargissent les plaies pour y enfoncer un fer rouge. »
La Tribune, 13 décembre 1868.
ANATOMISTE
• « Certains écrivains, Stendhal entre autres, ont eu cette curiosité froide de l’anatomiste qui taille en plein corps humain, émerveillé d’apprendre et songeant peu à s’apitoyer. Ce ne sont pas là les moins grands. »
L’Écho du Nord, 19 juillet 1864.
•« J’admire pleinement l’anatomiste. Je pense que toute dissection, pure et simple, faite sans réflexions, porte en elle un enseignement. C’est pour cela que je demande seulement à l’artiste beaucoup de vérité et beaucoup d’énergie. Tout drame, tout roman est un fait mis sous nos yeux ; il suffit d’exprimer ce fait dans sa puissance. »
Le Salut public, 7 juillet 1866.
ANIMALITÉ
« J’accepte très volontiers votre définition : « Une épopée pessimiste de l’animalité humaine », à la condition pourtant de m’expliquer sur ce mot « animalité ».
Vous mettez l’homme dans le cerveau, je le mets dans tous ses organes. Vous isolez l’homme de la nature, je ne le vois pas sans la terre, d’où il sort et où il rentre. L’âme que vous enfermez dans un être, je la sens épandue partout, dans l’être et hors de l’être, dans l’animal dont il est le frère, dans la plante, dans le caillou. Et j’ajoute que je crois fermement avoir fait la part de tous les organes, du cerveau comme des autres. Mes personnages pensent autant qu’ils doivent penser, autant que l’on pense dans la vie courante. Toute la querelle vient de l’importance spiritualiste que vous donnez à la fameuse psychologie, à l’étude de l’âme prise à part. Je ne la prends pas à part, n’est-ce pas ? et c’est pourquoi je n’ai point de psychologie. Moi, je soutiens que j’ai ma psychologie, celle que j’ai voulu avoir, celle de l’âme rendue à son rôle dans le vaste monde, redevenue la vie, se manifestant par tous les actes de la matière. Il n’y a donc là qu’une dispute de philosophes. Pourquoi, dès lors, ce reproche de grossièreté qui revient sans cesse ? Je vous avoue que c’est le seul qui m’ait blessé. Toujours la fameuse psychologie. Les raisons qui font pour vous que je ne suis pas psychologue font évidemment que je suis un écrivain grossier. »
Lettre à Jules Lemaître, 14 mars 1885.
ARGENT
« C’est l’argent, c’est le gain légitimement réalisé sur ses ouvrages qui a délivré l’écrivain actuel de toute protection humiliante, qui a fait de l’ancien bateleur de cour, de l’ancien bouffon d’antichambre un citoyen libre, un homme qui ne relève que de lui-même. Avec l’argent, il a osé tout dire, il a porté son examen partout, jusqu’au roi, jusqu’à Dieu, sans craindre de perdre son pain. L’argent a émancipé l’écrivain, l’argent a créé les lettres modernes. »
L’Argent dans la littérature, 1880.
ARGOT
« Vraiment ! nous nous moquons bien de l’argot ! Quand on fait parler un ouvrier, il est d’une honnêteté stricte, je crois, de lui conserver son langage, de même qu’on doit mettre dans la bouche d’un bourgeois ou d’une duchesse des expressions justes. […] Il faut remettre l’argot à sa place. Il peut être une curiosité philologique, une nécessité qui s’impose à un romancier soucieux du vrai. Mais il reste, en somme, une exception, dont il serait ridicule d’abuser. »
Le Bien public, 1er octobre 1877
ART
• « L’art n’est autre chose que la vie elle-même, et c’est en étudiant la vie, qu’on peut expliquer et comprendre les créations de l’humanité. »
Deux définitions du roman, 1866.
• « L’art purifie tout, comme le feu. »
L’Événement, 20 mars 1866.
• « En art, tout ce qui n’est pas vivant est mauvais. La vie seule féconde une œuvre, la rend éternelle de vérité et d’intérêt. »
L’Événement illustré, 20 avril 1868.
• « L’art est l’éternelle floraison de l’humanité. Il pousse à toute heure et en tout lieu, jusque dans les fentes du pavé des villes. Depuis le premier bégaiement, il est en nous ; il naît d’une création essentiellement individuelle. Une belle œuvre ne doit être qu’un coin de la nature vu à travers une personnalité. Tout le reste, règles, convenances, est affaire de mode, d’école, de siècle, de pays. »
Le Corsaire, 3 décembre 1872.
• « J’ai parlé de vérité, j’ai prétendu qu’on pouvait tout écrire, j’ai voulu prouver que l’art est dans la vie et non ailleurs. Naturellement, on m’a poussé au ruisseau. »
Nouveaux contes à Ninon (1874)
BALZAC
« Le cas est curieux. Voilà un homme qui, pendant les trente années d’une production incessante, s’est incliné chaque jour devant la royauté et le catholicisme. Voilà un homme qui a peut-être cru en mourant qu’il laissait un magnifique plaidoyer en faveur des rois et des prêtres. Et aujourd’hui, quand nous lissons les milliers de pages qu’il a écrites, nous n’y sentons plus souffler qu’un large souffle révolutionnaire. Ses agenouillements devant les trônes et les autels nous semblent une manie que nous lui pardonnons. À genoux, il brûle ce qu’il adore, sans même paraître s’en apercevoir. Il fait ses dévotions en homme dont chaque prière devient un blasphème. Lorsqu’il a affiché solennellement une profession de foi catholique et monarchique, le voilà qui écrit une œuvre purement démocratique, dont la lecture conclut son Credo. Pure naïveté du génie. L’esprit emporte ce démocrate sans le savoir, où il ne veut pas aller. L’ivresse de ses hautes facultés lui arrache la vérité, comme le vin fait parler les ivrognes. Et lui, d’ailleurs, ne sait pas qu’il a un secret au fond de son cœur ; il dit tout en croyant n’avoir rien à dire ; il laisse aux générations un Balzac qu’il ne connaît pas, un Balzac historien de la démocratie sous le premier Empire, la Restauration et Louis-Philippe. […]
Il faut aller au fond de cet esprit pour avoir le mot de ses apparentes contradiction. Balzac, en littérature, était un autocrate ; il l’était par tempérament, par génie. Il voulait régner, sans conteste, sur les écrivains, et il entendait aussi manœuvrer les personnages du monde qu’il avait créé, comme d’humbles sujets, dociles sous sa main. Sanguin, de nature riche et puissante, il aimait la volonté, la domination, l’ordre obtenu par le commandement d’un seul, le despotisme raisonné et utilisé. Aussi avait-il accepté la monarchie et le catholicisme comme deux excellents systèmes de gouvernement absolu. Dans sa pensée, pour gouverner les hommes, des prêtres et des rois étaient nécessaires, de même qu’il pouvait seul mener à leurs vraies destinées ses nombreux sujets de La Comédie humaine. Tout écrivain de sa taille doit avoir un dogme politique et religieux, sous peine de s’égarer et de se contredire. Il avait choisi ses dogmes selon ses besoins, dogmes commodes, auxquels d’ailleurs il ne croit pas toujours et qu’il se contente souvent d’exposer comme de simples arrêtés de police humaine. Tel est le Balzac monarchique et catholique. L’autre Balzac, celui qui a étudié avec amour les misères des manants, qui a donné droit de cité en littérature au peuple et à la bourgeoisie, est bien le même homme, seulement le même homme enlevé à ses dogmes par le rayon fulgurant de la réalité. Son intelligence est trop haute pour faire de lui un fanatique. Quand le peuple passe et qu’il le voit dans son superbe élan, il se récrie d’admiration, il le montre grand, naïvement, parce que cela est et qu’il est un peintre de la réalité. Au diable ses croyances ! Il les renie, ou plutôt, il les garde pour sa commodité, il s’en enveloppe comme d’un vêtement de tous les jours, d’un usage pratique, qu’il déchire sans cesse et qu’il essaie sans cesse de recoudre. » La Tribune, 31 octobre 1869.
« La Comédie humaine, c’est comme une tour de Babel que la main de l’architecte n’a pas eu, et n’aurait jamais eu le temps de terminer. Des pans de muraille se sont déjà écroulés de vétusté, jonchant le sol de leurs débris énormes. L’ouvrier a employé tous les matériaux qui lui sont tombés sous la main, le plâtre, la pierre, le ciment, le marbre, jusqu’au sable et à la boue des fossés. Et, de ses bras rudes, avec ces matières prises au hasard, il a dressé son édifice, sa tour gigantesque, sans se soucier de l’harmonie des lignes, des proportions équilibrées de son œuvre.
Il semble qu’on l’entend souffler dans son chantier, taillant les blocs à grands coups de marteau, se moquant de la grâce et de la finesse des arêtes, faisant maladroitement sauter des éclats. Il semble qu’on le voit monter pesamment sur les échafaudages, maçonnant ici une grande muraille nue et rugueuse, alignant plus loin des colonnades d’une majesté sereine, perçant les portiques et les baies à sa guise, oubliant parfois des tronçons entiers d’escalier, mêlant avec une inconscience et une énergie aveugles le grandiose et le vulgaire, le barbare et l’exquis, l’excellent et le pire.
Aujourd’hui, l’édifice est là, découronné, profilant sur le ciel clair sa masse monstrueuse. […] Est-ce un mauvais lieu ? Est-ce un temple ? On ne peut le dire. C’est un monde de création humaine, superbe et mesquin, bâti par un maçon prodigieux qui était artiste à ses heures.
Du dehors, je l’ai dit, c’est Babel, la tour aux mille architectures, la tour de plâtre et de marbre que l’orgueil d’un homme voulait élever jusqu’au ciel, et dont les murs entiers couvrent déjà le sol. […] Peu à peu, tout ce qui est boue et sable s’en ira, et alors le squelette de marbre du monument apparaîtra encore sur l’horizon, comme le profil bizarre, déchiqueté, d’une ville.
Même, dans l’avenir lointain, si quelque vent terrible, en emportant notre langue et notre civilisation, jetait à terre la carcasse même de l’édifice, ces colonnes si fières et si puissantes, les décombres de la grande tour feraient sur le sol une telle montagne, qu’aucun peuple ne pourrait passer devant cet amas, sans dire : « Là dorment les ruines d’un monde. »
Le Rappel, 13 mai 1870
BAUDELAIRE
• « Je me l’imagine volontiers comme un cénobite littéraire qui se serait creusé une étroite niche dans une roche dure et qui y aurait vécu seul, en face des hallucinations de son cerveau détraqué. Ce ne fut point un créateur. Il avait l’haleine courte, et si son imagination s’emportait en audaces étranges, elle était singulièrement peu féconde. Je crois même que c’est ce manque de puissance, cet enfantement laborieux qui l’ont enfermé dans le cercle bizarre où il a tourné. Il vit à part au fond de son trou, n’étant que le coin d’un monde, ne ressemblant à personne.
Si l’on veut mon jugement sommaire sur Les Fleurs du Mal, je dirais : « Dans cent ans, les histoires de la littérature française parleront de ce livre à titre de curiosité ; elles le donneront sans doute comme exemple frappant de l’époque d’individualisme que nous traversons, et en éplucheront les étrangetés exquises, ainsi qu’un antiquaire qui regarde de vieux bijoux à la loupe. »
Le Gaulois, 10 janvier 1869.
• « Les Petits poèmes sont de courtes pièces, dont chaque alinéa est ciselé comme une strophe. Baudelaire a voulu y peindre, en un trait, une curiosité de la vie moderne ou quelque étrange situation individuelle. Malgré l’art exquis du poète, j’avoue rester assez froid à la lecture de ces morceaux essoufflés, vides souvent, et dont le rythme poétique aurait seul pu dorer la pauvreté. C’est charmant, d’une façon douce ou terrible ; mais, en somme ce n’est qu’un souffle.
Les Paradis artificiels ont, selon moi, un intérêt plus grand. Il y a là l’aveu d’un tempérament. Je sais bien que Baudelaire s’est fait beaucoup plus noir qu’il n’était ; mais sous la friperie satanique dont il s’est plu souvent à se draper, il a parfois des cris si profonds d’angoisse, des élans si fervents vers l’infini, qu’on voit à nu son cœur qu’il martyrisait lui-même. C’était fatal : poussé par son goût du bizarre, il n’a sans doute été d’abord qu’un fanfaron de l’horrible ; puis, quand il a eu détraqué sa machine nerveuse, il a dû croire à la réalité de ses rêveries, et l’homme a commencé alors à souffrir des curiosités de l’artiste. La vie a fini pour lui en une fiévreuse nuit d’insomnie ; les yeux fixés sur l’ombre, il a vu défiler les fantômes de son cerveau de poète. »
Le Gaulois, 19 août 1869.
BEAUTÉ
« Oubliez les idées de perfection et d’absolu, ne croyez pas qu’une chose est belle parce qu’elle est parfaite, selon certaines conventions physiques et métaphysiques. Une chose est belle parce qu’elle est vivante, parce qu’elle est humaine. »
Préface au catalogue de l’exposition des œuvres d’Édouard Manet, 1884.
BÊTE HUMAINE
« J’ai de la sympathie pour ces histoires violentes, quand elles sont faites d’analyse psychologique et physiologique.
Lorsque M. Ponson du Terrail entasse les crimes de son Rocambole, il me fait rire ; ce sont là des jeux de pantin, et je vois bien qu’il ne s’échappe des ventres troués que du son et de la laine.
Mais je frémis lorsqu’on me présente la bête humaine dans toute la vérité de sa violence. Le sang coule alors, du vrai sang ; on a devant soi des créatures vivantes, d’une réalité telle, que leur sourire console et que leur colère épouvante. L’écrivain, par l’observation juste et le détail vrai, a donné vie à ses personnages. »
L’Événement, 26 février 1866.
BIBLIOPHILIE
« Je ne suis pas un bibliophile, j’ai le goût vulgaire des livres d’étude, fatigués par l’usage, las d’être lus, toujours chauds de la passion qu’on a pour eux ; et j’aime pouvoir les emporter dans ma poche, sans craindre de les abîmer ; et je ne les quitte qu’en lambeaux, comme ces vieux vêtements où l’on est si à l’aise. »
Lettre à Léon Coquet, novembre 1885.
CADRE
« Le cadre du roman a changé. Il ne s’agit plus d’inventer une histoire compliquée d’une invraisemblance dramatique qui étonne le lecteur ; il s’agit uniquement d’enregistrer des faits humains, de montrer à nu le mécanisme du corps et de l’âme. L’affabulation se simplifie ; le premier homme qui passe est un héros suffisant ; fouillez en lui et vous trouverez certainement un drame simple qui met en jeu tous les rouages des sentiments et des passion. Autant d’hommes, et autant de sujets, car, sous l’impulsion d’un même ressort, chaque organisme moral se comporte différemment. Vous n’aurez plus qu’à grouper quelques êtres, à les heurter, et à étudier les chocs qui se produiront. Si l’analyse exacte est vivante, l’intérêt de votre étude sera poignant, parce que chacun des cris que vous aurez notés, trouvera un écho dans la poitrine du lecteur. C’est ainsi que l’imagination est réglée par la vérité ; elle a pour inventer le vaste champ des réalités humaines, et elle puise des événements vraisemblables dans l’inépuisable matière que lui offrent les mille aspects de l’homme et de la nature. »
Deux définitions du roman. (1866)
CENSURE
« Le mercredi matin, tâchez de pénétrer dans le cabinet où travaille la censure. Prenez un siège et écoutez. Vous serez en plein vaudeville. Ces messieurs croient toujours qu’une révolution passe dans la rue. Ils tiennent la pensée en état de siège, flairant chaque mot pour voir s’il ne sent pas la poudre, fouillant les moindres phrases par crainte qu’elles ne recèlent des machines infernales. En fin de compte, ils changent les virgules de place, et ils croient sauver l’Empire. Vous comprendrez, je l’espère, la grande utilité de ces personnages taquins. »
La Tribune, 12 juillet 1868.
CHASTETÉ
« L’écrivain chaste se reconnaît tout de suite à la virilité exaspérée de sa touche. Celui-ci désire en écrivant, et ce sont les désirs qui jettent les cris des grandes œuvres.
La chasteté a été l’aiguillon des génies puissants. Imaginez l’écrivain gardant sa virilité en lui comme une flamme ; il entend faire œuvre de créateur et il n’accepte pas de maîtresse humaine. Il veut féconder sa seule création littéraire. Dès lors, dans cette solitude, dans cette continence, on devine quel ardent foyer s’allume. Toute la vie des œuvres d’art part de là, le besoin de la vérité, la force de l’analyse, l’intensité de la couleur. L’écrivain dit tout, donne tout, au milieu de sa crise de passion. Ce n’est plus l’homme pâle qui revient du plaisir, en n’ayant que les nécessités de calme et de discrétion ; c’est l’homme avec l’élan de son tempérament, avec le besoin et la volonté d’engendrer à son image. Les créations fortes et originales naissent dans cette étreinte passionnée des chastes fécondant leurs œuvres. »
Le Voltaire, 5 août 1879.
CHRONIQUEUR
« Il y a le chroniqueur élégant. Celui-là écrit les mains gantées, sur du papier satiné. Il a horreur de la tache d’encre. M. le comte s’est battu en duel, Mme la comtesse s’est sauvée avec le jeune duc ; il y a un bal ici, une grand-messe là, un concert plus loin ; la chasse est ouverte, la chasse est fermée ; on part pour les eaux, et on revient des courses ; Madame était aux Italiens avec tous ses diamants, Monsieur était au bois avec toutes ses maîtresses. Telle est sa chronique. Il s’en exhale une senteur de pommade et d’écurie, de cigare et d’encens.[…]
Il y a le chroniqueur bourgeois, libre penseur à l’occasion, très conservateur au fond, qui ne casse aucune vitre et qui tire toute sa petite personnalité de la façon raisonnablement spirituelle dont il conte les événements. Je vous avoue que je ne comprends pas bien l’engouement qu’on a pour lui. Il doit plaire aux boutiquiers. J’ai vainement cherché en lui l’observation profonde, la haute verve comique, le trait, le jugement rapide et original. […]
Il y a le chroniqueur casseur de vitres. Celui-là est l’enfant terrible de la troupe. Il se jette bravement dans la mêlée, n’ayant que ses dents pour mordre et ses coudes pour pousser, traitant toutes les questions avec son esprit et son audace. J’avoue avoir un faible pour lui. Il est le plus primesautier, celui qui se donne entier et qui fouille les sujets en toute hardiesse. C’est plus un pamphlétaire qu’un causeur, je le sais, mais c’est aussi plus un homme de talent qu’un amant de la routine et de la banalité. […]
Il y a le chroniqueur professeur de boxe et de savate – un des derniers venus. Il a pris la spécialité des parades de foire, des hercules, des salles d’escrime. Je regrette qu’il se parque dans ce petit monde des irréguliers, car il a le poignet solide, l’haleine longue, et, s’il le voulait, ce serait un rude moraliste et un rude railleur. Peut-être, ayant souffert, n’a-t-il du talent que lorsqu’il parle de ceux qui souffrent. »
Lettre d’un curieux, mars 1865.
COMPRÉHENSION
« À vrai dire, je n’ai qu’une crainte, celle d’être, un jour, compris par tout le monde. Tant qu’il y aura des critiques pour m’attaquer et d’autres pour me défendre, je me sentirai bien vivant. »
Lettre à Felice Cameroni ?, 25 avril 1886
CONCLUSION
• « Je me défends de conclure dans mes romans, parce que, selon mois, la conclusion échappe à l’artiste. »
Lettre à Albert Millaud, 9 septembre 1876.
• « Nous n’avons pas à tirer une conclusion de nos œuvres, et cela signifie que nos œuvres portent leur conclusion en elles. Un expérimentateur n’a pas à conclure, parce que, justement, l’expérience conclut pour lui. »
Le Roman expérimental. (1879)
CRITIQUE
« Rien ne me paraît plus ridicule qu’un idéal en matière de critique. Vouloir rapporter toutes les œuvres à une œuvre modèle, se demander si tel livre remplit telles et telles conditions, est le comble de la puérilité à mes yeux. Je ne puis comprendre cette rage de régenter les tempéraments, de faire la leçon à l’esprit créateur. Une œuvre est simplement une libre et haute manifestation d’une personnalité, et dès lors je n’ai plus pour devoir que de constater quelle est cette personnalité. »
Mes haines (1866).
DAUDET
« M. Alphonse Daudet se souvient de ce qu’il a vu, et il revoit les personnages avec leurs gestes, les horizons avec leurs lignes. Il lui faut rendre cela. Dès ce moment, il joue les personnages, il habite les milieux, il s’échauffe en confondant sa personnalité propre avec la personnalité des êtres et même des choses qu’il veut peindre. Il finit par ne plus faire qu’un avec son œuvre, en ce sens qu’il s’absorbe en elle et qu’en même temps il la revit pour son compte. Dans cette union intime, la réalité de la scène et la personnalité du romancier ne sont plus distinctes. Quels sont les détails absolument vrais, quels sont les détails inventés ? C’est ce qu’il serait très difficile de dire. Ce qu’il y a de certain, c’est que la réalité a été le point de départ, la force d’impulsion qui a lancé puissamment le romancier ; il a continué ensuite la réalité, il a étendu la scène dans le même sens, en lui donnant une vie spéciale et qui lui est propre uniquement à lui, Alphonse Daudet. Tout le mécanisme de l’originalité est là, dans cette expression personnelle du monde réel qui nous entoure. […] Il ne s’agit plus de grammaire, de rhétorique, et on n’a plus seulement sous les yeux un paquet de papier imprimé ; un homme est là, un homme dont on entend battre le cerveau et le cœur à chaque mot. On s’abandonne à lui, parce qu’il devient le maître des émotions du lecteur, parce qu’il a la force de la réalité et la toute-puissance de l’expression personnelle. »
Le Voltaire, 27 août 1878.
DESCRIPTION
• « Les romanciers naturalistes décrivent beaucoup, non pour le plaisir de décrire, comme on le leur reproche, mais parce qu’il entre dans leur formule de circonstancier et de compléter le personnage par le milieu. »
Le Messager de l’Europe, janvier 1879.
• « Décrire n’est plus notre but ; nous voulons simplement compléter et déterminer. […] Nous ne décrivons plus pour décrire, par un caprice et un plaisir de rhétoriciens. Nous estimons que l’homme ne peut être séparé de son milieu, qu’il est complété par son vêtement, par sa maison, par sa ville, par sa province ; et, dès lors, nous ne noterons pas un seul phénomène de son cerveau ou de son cœur, sans en chercher les causes ou le contrecoup dans le milieu. De là ce qu’on appelle nos éternelles descriptions. […] Je définirai donc la description : un état du milieu qui détermine et complète l’homme. »
Le Voltaire, 8 juin 1880.
• « Dans ce qu’on nomme notre fureur de description, nous ne cédons presque jamais au seul besoin de décrire ; cela se complique toujours en nous d’intentions symphoniques et humaines. La création entière nous appartient, nous tâchons de la faire entrer en nos œuvres, nous rêvons l’arche immense. »
Lettre à D. Jouaust et J. Sigaux, [mi-novembre 1884].
DOCUMENTS HUMAINS
• « Le naturalisme est purement une formule, la méthode analytique et expérimentale. […] On ne vous demande pas d’écrire d’une certaine façon, de copier tel maître ; on vous demande de chercher et de classer votre part de documents humains, de découvrir votre coin de vérité, grâce à la méthode. »
Lettre à la jeunesse, 1879.
• « Le moindre document humain vous prend aux entrailles plus fortement que n’importe quelle combinaison imaginaire. On finira par donner de simples études, sans péripéties ni dénouement, l’analyse d’une année d’existence, l’histoire d’une passion, la biographie d’un personnage, les notes prises sur la vie et logiquement classées. »
Le Voltaire, 4 mars 1879.
DOGME
« Il ne doit pas y avoir de dogme littéraire ; la science du beau est une drôlerie inventée par les philosophes pour la grande hilarité des artistes. Jamais on n’obtiendra une vérité absolue en cette matière, parce que l’ensemble de toutes les vérités passées ne peut constituer qu’une vérité relative que viendra rendre fausse la vérité de demain. »
Mes haines (1866).
DON QUICHOTTE
« Je vois pour ma part, dans la longue odyssée de Don Quichotte et de Sancho, la lutte sans fin de la raison et de la folle du logis, des croyances des anciens âges et de l’esprit d’examen né dans les siècles vieillis. Quelles bonnes paroles, justes et vraies, succédant sans transition aux extravagances, aux élans ridiculement sublimes d’un cœur noble et aimant ! Quel mélange inouï de ces deux essences qui composent l’âme de l’homme, le besoin d’aimer et d’agir qui pousse en avant, la réflexion qui juge et qui arrête ! Don Quichotte, dans ses plus grandes bizarreries, reste grand ; Sancho, dans sa poltronnerie et son terre-à-terre, porte haut ce bon sens dont nous sommes si glorieux. Ainsi s’en vont ces deux personnages, ayant raison et tort tous les deux, se complétant l’un l’autre, pour former la créature, fille de Dieu, qui est faite de sagesse et de folie.
Cervantès, en maintes pages, fait triompher la folie de la sagesse. Quelle pauvre victoire ! Le lecteur s’interroge, et, quand il voit le raisonneur et le rêveur bâtonnés ensemble, il se demande comment va ce monde qui berne le prudent et l’audacieux, le sage et le fou. L’œuvre est un cri du bon sens révolté contre les écarts de l’imagination. Mais l’imagination, laissée à terre comme morte, s’est réveillée le lendemain et, depuis ce temps, court le monde de plus belle. Le roman ne peut être pris à la lettre, il raille, en le rendant ridicule, l’élément le plus divin qui est en nous. Je préfère supprimer le dénouement et croire toujours Don Quichotte et Sancho perdus dans les montagnes, se livrant à une discussion éternelle et marchant côte à côte, comme deux frères. Voilà la grande vérité humaine qui pour moi sort de ce livre. »
Le Journal populaire de Lille, 20-23 décembre 1863.
DOULEUR
« S’il est nécessaire que la femme souffre pour enfanter, il est bon que l’écrivain connaisse la douleur avant de produire. Les forts luttent et triomphent, cela suffit. »
Lettre à un rédacteur de L’Éclair, avant le 17 janvier 1890.
ÉMOTION
« J’estime que l’émotion doit sortir elle-même d’une œuvre littéraire. Il est inutile qu’un auteur pleure pour faire pleurer. Les oh ! et les ah ! n’ajoutent rien à la force d’attendrissement d’un livre. Se mettre en scène, s’attendrir sur soi-même, s’adresser à ses personnages, intervenir pour rire ou sangloter me paraît indigne d’un artiste solide. »
Lettre à Louis Boussès de Fourcaud, 15 avril 1878.
ENCRE
« C’est l’encre qui féconde, c’est elle qui est la grande force de la civilisation. Pas une idée n’a poussé sans être arrosée d’encre. Une continuelle floraison s’élance et déborde de l’encrier des savants et des écrivains, la floraison superbe du génie de l’homme. Tandis que Napoléon nous noyait dans le sang, sans profit aucun, l’encre de Lavoisier et de Gay-Lussac créait une science, l’encre de Chateaubriand et de Victor Hugo accouchait d’une littérature. Je défie qu’on puisse signaler un progrès humain qui n’ait pas grandi dans une goutte d’encre. »
Le Figaro, 11 octobre 1880.
ÉPOPÉE
« Ah ! que nos poètes du jour sont aveugles et bornés ! Ils vont chercher bien loin, dans les légendes des peuples morts, une inspiration mensongère ; ils ressuscitent péniblement les vieilles mythologies, lorsqu’ils ont devant les yeux le large horizon des vérités de la nature. Nous savons aujourd’hui que de blanches divinités ne se cachent pas sous l’écorce des arbres et dans le calice des fleurs. La science nous a révélé une poésie plus haute, la réalité s’est trouvée plus grande que la fable. Les allégories sont devenues froides et puériles à côté des véritables amours de la fleur et de la vie réelle des arbres. Lisez dans Michelet comment aiment les roses, comment naissent et grandissent les chênes, et vous vous intéresserez à la rose comme à une sœur pudique, au chêne comme à un frère meilleur que vous. L’épopée de demain est là, dans la découverte des mystères profonds et doux du ciel et de la terre, dans l’histoire naturelle et sublime des êtres et des choses. […] La terre vit jusque dans la plus imperceptible goutte d’eau. Et tous les êtres agissent, marchent à un but, poussés par la force première qui mène le monde. Jamais aucune mythologie n’a inventé un mensonge qui donne l’idée d’une telle réalité. »
La Tribune, 28 juin 1868.
EXPÉRIENCE
« Si la méthode expérimentale conduit à la connaissance de la vie physique, elle doit conduire aussi à la connaissance de la vie passionnelle et intellectuelle. Ce n’est là qu’une question de degrés dans la même voie, de la chimie à la physiologie, puis de la physiologie à l’anthropologie et à la sociologie. Le roman expérimental est au bout. […] L’expérience n’est au fond qu’une observation provoquée. […] En somme, on peut dire que l’observation « montre » et que l’expérience « instruit. »
Le Roman expérimental (1879)
EXPÉRIMENTATEUR
« Nous sommes des expérimentateurs sans être des praticiens, nous devons nous contenter de chercher le déterminisme des phénomènes sociaux, en laissant aux législateurs, aux hommes d’application, le soin de diriger tôt ou tard ces phénomènes, de façon à développer les bons et à réduire les mauvais, au point de vue de l’utilité humaine. »
Le Roman expérimental (1879)
EXPLICATION
« J’estime que les livres doivent s’expliquer d’eux-mêmes. »
Lettre à Louis Boussès de Fourcaud, 23 septembre 1876.
FAIT
« Les faits absolus n’ont aucune valeur par eux-mêmes. Ils deviennent vrais ou faux selon les personnages et les circonstances. »
Lettre à Henry Fouquier, 26 avril 1882.
FLAUBERT
• « Celui-là est un des esprits les plus puissants de notre âge. Il a su trouver l’art du siècle. Son génie d’analyste et de peintre lui a permis de fouiller jusqu’au fond de la nature humaine et de nous en montrer les secrets rouages. […] C’est un chimiste poète, un mécanicien peintre, qui s’est contenté d’analyser les faits oraux et physiques, et d’expliquer le jeu des tempéraments et des milieux.
Venu après Balzac, il a pris une place haute et particulière. S’il n’a point créé tout un monde, il a serré le réel de plus près. Balzac, comme Shakespeare, il a rêvé la vérité, une vérité agrandie par les fièvres de l’imagination. Flaubert est resté les yeux ouverts devant le vrai, disant fortement et complètement ce qu’il voyait. »
L’Événement, 25 août 1866.
• « Il y a chez lui une étonnante dualité qui constitue tout son caractère d’écrivain, sa personnalité. Il est, par tempérament, attiré vers l’épopée. On le sent toujours prêt à bondir d’un élan lyrique, à se perdre dans les cieux agrandis de la poésie. Et il reste à terre ; sa raison d’homme, sa volonté d’analyste exact l’attache à l’étude des infiniment petits. C’est un titan, plein d’haleines énormes, qui raconte les mœurs d’une fourmilière, en faisant des efforts pour ne pas céder à l’envie de souffler des chants héroïques dans sa grande trompette de bronze. Un poète changé en naturaliste, Homère devenu Cuvier, reconstruisant les êtres avec des fragments d’os, au lieu de les évoquer et de les créer de toutes pièces ; tel est Gustave Flaubert, l’esprit double qui a produit des œuvres d’une réalité à la fois si minutieuse et si épique. […] Chaque écrivain apporte ainsi sa musique, que les lecteurs délicats entendent parfaitement sonner, de la première à la dernière page d’un livre. La musique de Gustave Flaubert est une sorte de basse continue, sur laquelle chantent, comme un sifflement aigu de petite flute, des gammes soudaines de notes nerveuses. Un réaliste, soit ! Mais un réaliste qui tire du réel d’étranges concerts. Chez lui, tout s’anime d’une vie particulière. D’un mot il fait vivre un arbre, une maison, un bout de ciel. Il met dans un simple rire de ses personnages des profondeurs incroyables de bêtise ou d’esprit ; il ne leur fait pas remuer le petit doigt, sans que ce mouvement ne prenne une immense signification. Et toujours il ouvre ainsi sur la vie des trous inconnus, des échappées neuves. Ses romans, je le répète sont comme une notation nouvelle de l’existence, notation des mille petits rien de la journée, qui paraît banale et qui finit par constituer un tout d’une étonnante vitalité. C’est qu’il a étudié, ou deviné chaque être et chaque objet avec ses nerfs de poète, et qu’il nous donne la réalité vivante de l’intense vie nerveuse dont il l’anime. […]
On accuse Gustave Flaubert d’abuser des paysages Eh ! oui, il les prodigue ; j’avoue même que ses livres ne sont faits que de paysages. Mais il faut s’entendre. Sa méthode est essentiellement descriptive ; il n’admet que le fait, la parole et le geste ; ses personnages se font connaître eux-mêmes en parlant et en agissant ; point d’analyses raisonnées comme dans Balzac ; mais une série de courtes scènes mettant en jeu les caractères et les tempéraments. De là forcément des descriptions, puisque c’est par le dehors qu’il nous fait connaître le dedans. Il veut nous donner, dans ses romans, la vie telle qu’elle est ; il cherche à disparaître ; il ne prend point le scalpel pour nous faire assister à une séance d’anatomie morale ; il ne dissèque pas devant nous la cervelle ou le cœur du patient, comptant sur le patient lui-même pour révéler son être par une parole, par un acte. Dès qu’il a poussé sur la scène un personnage, il lui laisse le soin de se présenter au public, de vivre au grand jour, naturellement, et il évite de jamais montrer ses doigts d’auteur qui tiennent les ficelles. Méthode excellente, seule manière d’être exact, de reproduire la vie jusque dans son cadre naturel. »
La Tribune, 28 novembre 1869.
FORME
• « La meilleure forme est celle dont on se sert le mieux. L’idée, voilà le principal ; le reste n’est qu’une question d’étude et d’aptitude. »
Lettre à Jean-Baptistin Baille, 10 août 1860.
• « On donne aujourd’hui une prépondérance exagérée à la forme. J’estime que la méthode atteint la forme elle-même, qu’un langage n’est qu’une logique, une construction naturelle et scientifique. Celui qui écrira le mieux ne sera pas celui qui galopera le plus follement parmi les hypothèses, mais celui qui marchera droit au milieu des vérités. Nous sommes actuellement pourris de lyrisme, nous croyons bien à tort que le grand style est fait d’un effarement sublime, toujours près de culbuter dans la démence ; le grand style est fait de logique et de clarté. »
Le Roman expérimental (1879)
FORMULE
« La formule naturaliste en littérature […] est identique à la formule naturaliste dans les sciences, et particulièrement en physiologie. C’est la même enquête, portée des faits vitaux dans les faits passionnels et sociaux ; l’esprit du siècle donne le branle à toutes les manifestations intellectuelles, le romancier qui étudie les mœurs complète le physiologiste qui étudie les organes. »
Le Roman expérimental (1879)
GALIMATIAS
« Je suis avec la descendance de Flaubert pour la solidité, la clarté et la perfection ; je hais les tortilleurs de phrases, les incorrects, les inventeurs de mots inutiles. Tout ce galimatias de la jeunesse dite décadente me dégoûte. »
Lettre à Adolphe Tabarant, 29 juillet 1886.
GROUPE LITTÉRAIRE
« Les moralistes et le philosophes viennent, regardent nos œuvres, les commentent à tort et à travers. Mais nous, les artistes, nous n’avons qu’à les produire, au gré du soleil.
J’appartiens à une école, ou plutôt à un groupe littéraire, qui tient d’ailleurs en ce moment le haut du pavé. Nous peignons, nous ne jugeons pas ; nous analysons, nous ne concluons pas ; nous ramassons simplement des documents humains et nous nous contentons de dresser le procès-verbal des faits auxquels nous assistons. »
Lettre à Édouard Béliard, 5 avril 1875.
HAINE
« Je hais les cuistres qui nous régentent, les pédants et les ennuyeux qui refusent la vie. Je suis pour les libres manifestations du génie humain. Je crois à une suite continue d’expressions humaines, à une galerie sans fin de tableaux vivants, et je regrette de ne pouvoir vivre toujours pour assister à l’éternelle comédie aux mille actes divers. Je ne suis qu’un curieux. Les sots qui n’osent regarder en avant, regardent en arrière. Ils font le présent des règles du passé, et ils veulent que l’avenir, les œuvres et les hommes, prennent modèle sur les temps écoulés. Les jours naîtront à leur gré, et chacun d’eux amènera une nouvelle idée, un nouvel art, une nouvelle littérature. Autant de sociétés, autant d’œuvres diverses, et les sociétés se transformeront éternellement. Mais les impuissants ne veulent pas agrandir le cadre ; ils ont dressé la liste des œuvres déjà produites, et ont ainsi obtenu une vérité relative dont ils font une vérité absolue. Ne créez pas, imitez. Et voilà pourquoi je hais les gens bêtement graves et les gens bêtement gais, les artistes et les critiques qui veulent sottement faire de la vérité d’hier la vérité d’aujourd’hui. Ils ne comprennent pas que nous marchons et que les paysages changent.
Je les hais. »
Mes haines (1866).
HÉROS
• « Fatalement, le romancier tue les héros, s’il n’accepte que le train ordinaire de l’existence commune. […] Les bonshommes se rapetissent et se mettent à leur rang, lorsqu’on éprouve la seule préoccupation d’écrire une œuvre vraie, pondérée, qui soit le procès-verbal fidèle d’une aventure quelconque.[…] La beauté de l’œuvre n’est plus dans le grandissement d’un personnage, qui cesse d’être un avare, un gourmand, un paillard, pour devenir l’avarice, la gourmandise, la paillardise elles-mêmes ; elle est dans la vérité indiscutable du document humain, dans la réalité absolue des peintures où tous les détails occupent leur place, et rien que cette place. […] Un égal niveau abaisse toutes les têtes, car les occasions sont rares où l’on ait vraiment à mettre en scène un homme supérieur. »
Le Messager de l’Europe, novembre 1875.
• « Notre héros n’est plus le pur esprit, l’homme abstrait du dix-huitième siècle ; il est le sujet physiologique de notre science actuelle, un être qui est composé d’organes et qui trempe dans un milieu dont il est pénétré à chaque heure. Dès lors, il nous faut bien tenir compte de toute la machine et du monde extérieur. La description n’est qu’un complément nécessaire de l’analyse. Tous les sens vont agir sur l’âme. Dans chacun de ses mouvements, l’âme sera précipitée ou ralentie par la vue, l’odorat, l’ouïe, le goût, le toucher. La conception d’une âme isolée, fonctionnant toute seule dans le vide, devient fausse. C’est de la mécanique psychologique, ce n’est plus de la vie. »
Le Messager de l’Europe, mai 1880.
HORIZON
« Ce que je puis concéder, c’est, en littérature, que nous avions trop fermé l’horizon. J’ai, personnellement, regretté déjà d’avoir été un sectaire en voulant que l’art s’en tînt aux vérités prouvées, les nouveaux venus ont rouvert l’horizon, en reconquérant l’inconnu, le mystère, et ils ont bien fait. Entre les vérités acquises par la science, qui dès lors sont inébranlables, et les vérités qu’elle arrachera demain à l’inconnu, pour les fixer à leur tour, il y a justement une marge indécise, le terrain du doute et de l’enquête, qui me paraît appartenir autant à la littérature qu’à la science. »
Discours au banquet de l’Association générale des étudiants, 18 mai 1893.
HUGO
• « Dans sa jeunesse, Victor Hugo fut un enfant prodige, un rhétoricien habile et puissant. Il écrivit ses Odes beaucoup avec sa tête, presque point avec son cœur. Il s’annonçait ainsi comme un rude dompteur de mots, comme un versificateur colossal qui tirait des figures de rhétorique de surprenants effets. Déjà perçaient, dans ces jeunes œuvres académiques, l’amour de l’énorme, le continuel besoin de l’infiniment petit et de l’infiniment grand ; il y avait de l’effarement en germe dans ces beaux vers froids et sonores, qui frissonnaient par instants. Depuis ces premières œuvres, le poète a grandi dans le sens qu’elles indiquaient. Je le comparerais volontiers à un homme qui resterait pendant vingt années les yeux fixés sur le même horizon ; peu à peu, il y a hallucination, les objets s’allongent, se déforment ; tout s’exagère et prend de plus en plus l’aspect idéal que rêve l’esprit éperdu. […] Je viens d’employer le mot prophète, c’est le seul que je trouve pour désigner nettement Victor Hugo, à cette heure. Il prêche et il prédit ; il dit voir au delà de la matière, voir jusqu’à Dieu ; il a des tristesses, des colères, des amertumes bibliques ; il nous promet de terrasser Satan et de nous ouvrir le ciel. Nous ne l’avons plus parmi nous, et, du haut de son rocher, il se dresse, plus grand et plus terrible ; il a rendu sa parole confuse, étrange, heurtée ; il se plaît dans les obscurités, dans le trivial grandiose, dans le laisser-aller de l’inspiration divine. […] Son œuvre n’est jamais que l’effort puissant d’un esprit qui crée un nouveau monde à sa fantaisie, sans presque se servir de l’ancien. »
Mes haines (1866).
• « Les Travailleurs de la mer sont la lutte de l’homme contre les éléments, de même que Les Misérables sont la lutte de l’homme contre les lois, de même que Notre-Dame de Paris est la lutte de l’homme contre un dogme.
Mais je préfère peut-être le spectacle du héros qui triomphe des éléments. Ici le poète a le cœur et l’imagination libres. Il ne prêche, il ne discute plus. Il est simplement le grand peintre des forces de l’homme et des forces de la nature. Il est purement artiste, et je n’ai plus à m’inquiéter de ses théories sociales ni de ses croyances philosophiques. »
L’Événement, 14 mars 1866.
• « Il n’y a pas d’homme dont l’éreintement soit plus facile que Victor Hugo. Il ne faut ni louer ni blâmer le maître : il faut l’expliquer. »
Le Salut public, 18 juillet 1866.
• « Le lyrisme, dans une littérature, est l’exaltation poétique échappant à toute analyse, touchant à la folie. Victor Hugo n’est donc qu’un poète lyrique ; tout en lui est d’un rhétoricien de génie, sa langue, sa philosophe, sa morale. Et ne cherchez pas sous les mots ni sous les rythmes, car vous y trouveriez le chaos le plus incroyable, des erreurs, des contradictions, des enfantillages solennels, des abominations pompeuses. »
Lettre à la jeunesse (1879)
• « J’estime que l’influence d’Hugo a été désastreuse sur ma génération, et comme rhétoricien et comme déiste. Aujourd’hui, le seul terrain solide est celui de l’observation et de l’expérience. J’attendrai donc que des faits prouvés donnent raison aux rêveries lyriques d’Hugo. Seulement, je crains d’attendre très longtemps. »
Lettre à Camille Chaigneau, 5 novembre 1880
HYPERTROPHIE
« Ce que je voudrais vous répéter sans relâche, c’est que je fais table rase autour de moi de tout ce qui ne me sert pas immédiatement et pleinement. Mon métier, rien de plus. La littérature seule en avant, le reste au loin et à l’état de pur accessoire. Pas d’autre idée que de créer des bonhommes puissamment. Et une seule joie, être intense, porter mes qualités et mes défauts à l’extrême, faire sentir mon poing dans chacune de mes phrases, en dehors du juste, du vrai et du beau. Une hypertrophie d’individualité, si vous voulez. »
Lettre à Édouard Béliard, 5 avril 1875.
HYPOTHÈSE
« Vous avez raison, la doctrine positiviste, la méthode expérimentale, sont aujourd’hui les outils qui trompent le moins. Seulement, dans l’application, il faut admettre l’hypothèse, et c’est par l’hypothèse qu’on marche en avant. Elle reste fatalement notre domaine, à nous autres écrivains. Moi qui ai écrit l’étude sur le roman expérimental, je crois que tout en acceptant pour base les vérités acquises de la science, nous devons aller en avant à la découverte des vérités entrevues. »
Lettre à Louis Desprez, 4 septembre 1882.
IDÉAL
• « Je crains bien de ne pas me convertir au culte de l’Idéal, car j’adore déjà un Dieu qui s’appelle le Vrai. »
Lettre à Edmond Texier, 4 février 1868.
• « Je n’accepte pas sans réserve votre conclusion. Nous n’avons jamais chassé de l’homme ce que vous appelez l’idéal, et il est inutile de l’y faire rentrer. Puis, je serais plus à l’aise si vous vouliez remplacer ce mot d’idéal par celui d’hypothèse, qui en est l’équivalent scientifique. Certes, j’attends la réaction fatale, mais je crois qu’elle se fera plus contre notre rhétorique que contre notre formule. C’est le réalisme qui achèvera d’être battu en nous, tandis que le naturalisme se simplifiera et s’apaisera. Ce sera moins une réaction qu’une pacification, qu’un élargissement. »
Lettre à Georges Renard, 10 mai 1884.
IMAGINATION
« L’imagination n’est plus la qualité maîtresse du romancier. […] Le romancier invente bien encore ; il invente un plan, un drame ; seulement c’est un bout de drame, la première histoire venue, et que la vie quotidienne lui fournit toujours. Puis, dans l’économie de l’œuvre, cela n’a plus qu’une importance très mince. Les faits ne sont là que comme des développements logiques des personnages. La grande affaire est de mettre debout des créatures vivantes, jouant devant les lecteurs la comédie humaine avec le plus de naturel possible. Tous les efforts de l’écrivain tendent à cacher l’imaginaire sous le réel. »
Le Voltaire, 20 août 1878.
IMPERSONNALITÉ
« Le romancier naturaliste affecte de disparaître complètement derrière l’action qu’il raconte. Il est le metteur en scène caché du drame. Jamais il ne se montre au bout d’une phrase. On ne l’entend ni rire ni pleurer avec ses personnages, pas plus qu’il ne se permet de juger leurs actes. »
Le Messager de l’Europe, novembre 1875.
INDÉPENDANCE
« L’honneur de notre littérature est d’être indépendante. Je répéterai ce que j’ai dit ailleurs : tout ce que le gouvernement peut faire pour nous, c’est de nous donner une liberté absolue. À cette heure, l’idée la plus haute que nous nous faisons d’un écrivain est celle d’un homme libre de tout engagement, n’ayant à flatter personne, ne tenant sa vie, son talent, sa gloire, que de lui-même, se donnant à son pays et ne voulant rien en recevoir. »
L’Argent dans la littérature (1880)
INSTRUCTION
« C’est surtout en matière d’instruction qu’il est malaisé d’ouvrir de nouvelles voies. Si un homme avait appris ses lettres en sautant à cloche-pied, il n’entendrait pas que son fils les apprît autrement. »
L’Événement illustré, 16 juillet 1868.
JOURNALISME
• « Je considère le journalisme comme un levier si puissant que je ne suis pas fâché du tout de pouvoir me produire à jour fixe devant un nombre considérable de lecteurs. »
Lettre à Antony Valabrègue, 6 février 1865.
• « Les nouvelles conditions du journalisme ont profondément disloqué le monde littéraire. Depuis qu’il y a boutique ouverte d’esprit, les plus intelligents se vendent en menue monnaie. Le livre est trop long à mûrir ; il effraie. On en arrive même à avoir peur d’un article de trois cents lignes. Cent lignes suffisent. C’est tout l’effort dont notre génération est capable. Le pain est assuré, la plume nourrit son homme au jour le jour, on récolte sa moisson de notoriété chaque soir ; succès immédiat, gain quotidien, besogne forcée et qu’on finit par régler comme une horloge, voilà ce qu’il nous faut. […] C’est ainsi qu’il n’y a plus de romanciers. Le journal les a dévorés. »
La Cloche, 21 août 1872.
• « Pendant dix ans, j’ai alimenté comme tant d’autres du meilleur de moi la fournaise du journalisme. De ce labeur colossal, il ne reste rien, qu’un peu de cendre. Feuilles jetées au vent, fleurs tombées à la boue, mélange de l’excellent et du pire, gâché dans l’auge commune. J’ai touché à toutes choses, je me suis sali les mains dans ce torrent de médiocrité trouble qui coule à pleins bords. Mon amour de l’absolu saignait, au milieu de ces niaiseries, si grosses d’importance le matin, si oubliées le soir. Lorsque je rêvais quelque coup de pouce éternel donné dans le granit, quelque œuvre de vie plantée debout à jamais, je soufflais des bulles de savon que crevait l’aile des mouches ronflantes au soleil. J’aurais glissé à l’hébétement d’un métier si, dans mon amour de la force, je n’avais eu une consolation, celle de cette production incessante, qui me rompait à toutes les fatigues. »
Nouveaux contes à Ninon (1874).
• « Un style simple, clair et fort, serait un bel outil pour la vérité de demain. Et c’est pourquoi il y a bénéfice à forger son style sur l’enclume toujours chaude, toujours chaude, toujours retentissante, du journalisme. Il s’y débarrasse de l’épithète, il n’est plus que le verbe, il va au plus de sens avec le moins de mots possibles. »
Préface pour La Morasse, 1889.
JUGE
« Nous autres romanciers, nous sommes les juges d’instruction des hommes et de leurs passions. »
Le Roman expérimental (1879)
LANGUE
• « Il faut une langue vivante lorsqu’on veut peindre des personnages vivants. Rien ne glace l’émotion comme un style lent et vieilli ; on allait pleurer, et voilà qu’une tournure de phrase pénible et banale vous fait presque sourire. »
Le Salut public, 6 juillet 1866.
• « Il nous faut de la simplicité dans la langue, si nous voulons en faire l’arme scientifique du siècle. »
Le Messager de l’Europe, mai 1880.
LEÇON
« La leçon qui sort des chefs-d’œuvre est la conséquence même des faits, et plus les faits sont abominables, plus la leçon est haute. »
Le Voltaire, 2 décembre 1879.
LIVRE
« Le livre est affranchi de toutes lois, il n’a que faire de se plier aux goût passager de la foule, il ne tire pas sa vie du public tout entier, mais seulement de quelques rares esprits sympathiques qui le feuillettent seul à seul. »
Le Globe, 16 janvier 1866.
LOGIQUE
« Pour mon compte, je suis poète : tous mes livres en portent la trace. Il n’y a pas un de mes livres, excepté Pot-Bouille peut-être, qui ne soit traversé par une figure de fantaisie. Seulement, je crois à la logique dans cet écart de l’imagination, et je maintiens que cette logique peut, en quelque sorte, suppléer à l’observation, dès que l’on quitte le terrain du réel. »
Lettre à Louis Desprez, 6 novembre 1882.
MENSONGE
« Tout mensonge, même noble, ne peut que pervertir. Il n’est pas bon de désespérer les cœurs par la peinture de sentiments trop raffinés, radicalement faux d’ailleurs avec leur exagération presque maladive. Cela devient une religion, avec ses détraquements, ses abus de ferveur dévote. »
Le Voltaire, 13 janvier 1880.
MÉTHODE
• « Il est certain que nous ne créons rien, que nous ne mettons jamais en œuvre que les éléments de nos devanciers. Simplement, si le fond reste éternel, la méthode de réalisation change avec chaque époque et chaque société. La question est là. Le naturalisme n’est qu’une méthode, la méthode expérimentale, si merveilleusement appliquée de nos jours en physiologie. »
Lettre à Federico Verdinois, août 1879.
• « Au lieu d’enfermer le romancier dans des liens étroits, la méthode expérimentale le laisse à toute son intelligence de penseur et à tout son génie de créateur. Il lui faudra voir, comprendre, inventer. Un fait observé devra faire jaillir l’idée de l’expérience à instituer, du roman à écrire, pour arriver à la connaissance complète d’une vérité. Puis, lorsqu’il aura discuté et arrêté le plan de cette expérience, il en jugera à chaque minute les résultats avec la liberté d’esprit d’un homme qui accepte les seuls faits conformes au déterminisme des phénomènes. Il est parti du doute pour arriver à la connaissance absolue ; et il ne cesse de douter que lorsque le mécanisme de la passion, démontée et remontée par lui, fonctionne selon les lois fixées par la nature. Il n’y a pas de besogne plus large ni plus libre pour l’esprit humain. »
Le Roman expérimental (1879)
• « Pourtant, il ne faudrait pas trop donner de rigidité scientifique à la formule expérimentale dans le roman. Cela est bon dans l’exposition de la méthode. Dans l’application, nous marchons encore en aveugles. C’est pourquoi je ne vais pas jusqu’à dire qu’il n’y a qu’un dénouement possible pour chaque roman ; il y a plusieurs dénouements logiques, selon que le romancier dispose les documents dont il reste le maître, tant qu’il ne les a pas employés. »
Lettre à un destinataire inconnu, 26 novembre 1879.
MILIEU SOCIAL
« Dans l’étude d’une famille, d’un groupe d’êtres vivants, je crois que le milieu social a également une importance capitale. […] Notre grande étude est là, dans le travail réciproque de la société sur l’individu et de l’individu sur la société. […] Dès lors, nous verrons qu’on peut agir sur le milieu social, en agissant sur les phénomènes dont on se sera rendu maître chez l’homme. Et c’est là ce qui constitue le roman expérimental : posséder le mécanisme des phénomène chez l’homme, montrer les rouages des manifestations intellectuelles et sensuelles telles que la physiologie nous les expliquera, sous les influences de l’hérédité et des circonstances ambiantes, puis montrer l’homme vivant dans le milieu social qu’il a produit lui-même, qu’il modifie tous les jours, et au sein duquel il éprouve à son tour une transformation continue. »
Le Roman expérimental (1879)
MODIFICATION
« L’idée d’expérience entraine avec elle l’idée de modification. Nous partons bien des faits vrais, qui sont notre base indestructible ; mais, pour montrer le mécanisme des faits, il faut que nous produisions et que nous dirigions les phénomènes ; c’est là notre part d’invention, de génie dans l’œuvre. »
Le Roman expérimental (1879)
MONUMENT
« Il y a des hommes qui jettent au vent leur œuvre, feuille par feuille ; il y en a d’autres qui entassent patiemment leur besogne, qui élèvent chaque jour leur édifice d’une assise, et qui arrivent ainsi à bâtir solidement un monument gigantesque et impérissable. »
L’Événement, 7 novembre 1866.
MORALE
« Cette impersonnalité morale des œuvres est capitale, car elle soulève la question de la moralité dans le roman. On nous reproche violemment d’être immoraux, parce que nous mettons en scènes des coquins et des gens honnêtes, sans les juger, pas plus les uns que les autres. Toute la querelle est là. […] La question de la moralité dans le roman se réduit donc à ces deux opinions : les idéalistes prétendent qu’il est nécessaire de mentir pour être moral, les naturalistes affirment qu’on ne saurait être moral en dehors du vrai. »
Le Messager de l’Europe, janvier 1879.
MORALITÉ
« Nous avons pour nous l’éternelle moralité du vrai. »
Le Voltaire, 13 janvier 1880.
MUSSET
• « D’où vient donc que Musset a eu une si étrange puissance sur ma génération ? Aujourd’hui encore, il est peu de jeunes gens, même parmi les plus dévoués à la cause de la liberté, qui ne lisent ses poèmes et qui n’en gardent au cœur une douceur éternelle. Et pourtant Musset ne nous a appris ni à vivre ni à mourir ; il a raillé tout ce que nous respectons ; il est tombé à chaque pas, et n’a pu, dans son agonie, que se relever sur les genoux et pleurer comme un enfant. N’importe, nous l’aimons ; nous l’aimons comme une maîtresse capricieuse qui nous féconde le cœur en le meurtrissant. Un jour peut-être je chercherai à expliquer les secrètes sympathies qui nous attachent à certains de ceux qui ont nié la Révolution, et que nous ne pouvons cependant nous défendre d’aimer comme des frères égarés. Balzac, je l’ai dit l’autre jour, est un de ces frères. Musset en est un autre, et lui ce n’est pas seulement notre admiration de lettrés qu’il nous prend, c’est encore nos tendresses apitoyées, notre fraternité souffrante. »
La Tribune, 7 novembre 1869.
• « D’où vient donc l’étrange puissance de Musset sur ma génération ? Il est peu de jeunes hommes qui, après l’avoir lu, n’aient gardé au cœur une douceur éternelle. Et pourtant Musset ne nous a appris ni à vivre ni à mourir ; il est tombé à chaque pas ; il n’a pu, dans son agonie, que se relever sur les genoux, pour pleurer comme un enfant. N’importe, nous l’aimons ; nous l’aimons d’amour, ainsi qu’une maîtresse qui nous féconderait le cœur en le meurtrissant.
C’est qu’il a jeté le cri de désespérance du siècle ; c’est qu’il a été le plus jeune et le plus saignant de nous. »
Nouveaux contes à Ninon – Souvenirs, VI (1874).
NATURALISME
• « La formule de la science moderne appliquée à la littérature. »
Lettre à la jeunesse (1879)
• « Ce n’est pas moi, le naturalisme ; c’est tout écrivain qui, le voulant ou non, emploie la formule scientifique, reprend l’étude du monde par l’observation et l’analyse, en niant l’absolu, l’idéal révélé et l’irrationnel. Le naturalisme, c’est Diderot, Rousseau, Balzac, Stendhal, vingt autres encore. […] Le naturalisme n’est pas dans les mots, sa force est d’être une formule scientifique. Combien de fois me forcera-t-on à dire encore qu’il est simplement l’étude des êtres et des choses soumis à l’observation et à l’analyse, en dehors de toute idée préconçue d’absolu. La question de rhétorique vient ensuite. »
Lettre à la jeunesse (1879)
OBSCÈNE
« La littérature obscène, j’entends la littérature d’imagination libertine, qui invente des ordures pour le plaisir, et sans aucun but d’enquête exacte, ne peut pousser que dans la tête d’un romancier spiritualiste. Nos analyses ne sauraient être obscènes, du moment où elles sont scientifiques et où elles apportent un document. »
Le Messager de l’Europe, octobre 1880.
ŒUVRE
• « L’œuvre est une plainte sans cesse répétée. »
La Confession de Claude (1865).
• « Les œuvres ne sont que des arguments, dans l’éternelle discussion du beau. »
Nouveaux contes à Ninon (1874).
• « Je me désole à penser que je n’ai pu étancher ma soif du vrai, que la grande nature échappe à mes bras trop courts. C’est l’âpre désir, prendre la terre, la posséder dans une étreinte, tout voir, tout savoir, tout dire. Je voudrais coucher l’humanité sur une page blanche, tous les êtres, toutes les choses ; une œuvre qui serait l’arche immense. »
Nouveaux contes à Ninon (1874).
ŒUVRE D’ART
« Ma définition d’une œuvre d’art serait, si je la formulais : Une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un tempérament. Que m’importe le reste. Je suis artiste, et je vous donne ma chair et mon sang, mon cœur et ma pensée. Je me mets nu devant vous, je me livre bon ou mauvais. Si vous voulez être instruits, regardez-moi, applaudissez ou sifflez, que mon exemple soit un encouragement ou une leçon. Que me demandez-vous de plus ? Je ne puis vous donner autre chose, puisque je me donne entier, dans ma violence ou dans ma douceur, tel que Dieu m’a créé. Il serait risible que vous veniez me faire changer et me faire mentir, vous, l’apôtre de la vérité ! Vous n’avez donc pas compris que l’art est la libre expression d’un cœur et d’une intelligence, et qu’il est d’autant plus grand qu’il est plus personnel. »
Mes haines (1866).
OMBRE
« J’aime l’étrange, le bizarre, j’aime même l’obscur, mais il faut que ces qualités extrêmes, qui sont des défauts, soient le produit d’une organisation puissante, qu’elles se dégagent naturellement du génie et se présentent comme l’ombre inévitable que fait toute clarté. »
Le Salut Public de Lyon, 6 février 1865.
PANTIN
• « Je n’ai qu’une haine en littérature, la haine de la marionnette, du pantin dont on fait remuer les jambes et les bras, en tirant des ficelles. »
Le Globe, 16 janvier 1868.
• « Hein ? étudier l’homme tel qu’il est, non plus leur pantin métaphysique, mais l’homme physiologique, déterminé par le milieu, agissant sous le jeu de tous ses organes… N’est-ce pas une farce que cette étude continue et exclusive de la fonction du cerveau, sous le prétexte que le cerveau est l’organe noble ?… La pensée, la pensée, eh ! tonnerre de Dieu ! la pensée est le produit du corps entier. Faites donc penser un cerveau tout seul, voyez donc ce que devient la noblesse du cerveau, quand le ventre est malade !… Non ! c’est imbécile, la philosophie n’y est plus, la science n’y est plus, nous sommes des positivistes, des évolutionnistes, et nous garderions le mannequin littéraire des temps classiques, et nous continuerions à dévider les cheveux emmêlés de la raison pure ! Qui dit psychologue dit traître à la vérité. D’ailleurs, physiologie, psychologie, cela ne signifie rien : l’une a pénétré l’autre, toutes deux ne sont qu’une aujourd’hui, le mécanisme de l’homme aboutissant à la somme totale de ses fonctions… Ah ! la formule est là, notre révolution moderne n’a pas d’autre base, c’est la mort fatale de l’antique société, c’est la naissance d’une société nouvelle, et c’est nécessairement la poussée d’un nouvel art, dans ce nouveau terrain… Oui, on verra, on verra la littérature qui va germer pour le prochain siècle de science et de démocratie ! »
L’Œuvre, chapitre VI.
PARNASSE
« Les Parnassiens qui, en d’autre temps, se seraient retirés sur la butte Montmartre pour avoir une ressemblance de plus avec les dieux de l’Olympe, vivent comme vous et moi, en bourgeois paisibles. Pas plus de nectar que d’ambroisie, je vous assure. Et quant aux fleurs de lotus, elles leur sont inconnues : ils couchent et ils aiment sur des matelas de laine vulgaire. […] Quand ils se bercent dans les immensités, dans les mots qui n’en finissent plus, pareils à des Satans révoltés ; quand ils parlent de baisers vipérins, de désespoirs inconnus, d’anéantissements suprêmes ; quand ils sont grecs, ou danois, ou indiens, ou norvégiens, ou simplement dieux ou demi-dieux, dites-vous que ce sont des grands enfants qui font joujou, et n’ayez pas une larme pour leurs souffrances, et n’ayez pas un étonnement pour leurs culbutes divines. […] Non seulement les Parnassiens refusent la vie moderne, mais ils ont horreur de toute vie, de tout sentiment vrai. Ils ne se bornent pas à ressusciter l’école descriptive de Delille, à tuer la pensée ; ils évitent encore avec soin la sensation réelle, la vie juste de la chair et du cœur. Leur poésie n’est même pas une momie conservée dans ses bandelettes, ayant encore le parfum vague de son existence d’autrefois ; c’est un automate, une poupée de carton et de bois, sèche et raide, dont on entend grincer les charnières. »
La Cloche, 3 juin 1870.
PEINTURE
« L’objet ou la personne à peindre sont les prétextes ; le génie consiste à rendre cet objet ou cette personne dans un sens nouveau, plus vrai ou plus grand. Quant à moi, ce n’est pas l’arbre, le visage, la scène qu’on me représente qui me touchent : c’est l’homme que je trouve dans l’œuvre, c’est l’individualité puissante qui a su créer, à côté du monde de Dieu, un monde personnel que mes yeux ne pourront plus oublier et qu’ils reconnaîtront partout. »
Mes haines (1866).
PERSONNAGE
• « Pas de poupées pleines de son et d’étoupe, des personnages de chair et d’os, dont le sang et les larmes coulent ! »
L’Événement, 7 avril 1866.
• « Le personnage n’est plus une abstraction psychologique, voilà ce que tout le monde peut voir. Le personnage est devenu un produit de l’air et du sol, comme la plante ; c’est la conception scientifique. Dès ce moment, le psychologue doit se doubler d’un observateur et d’un expérimentateur, s’il veut expliquer nettement les mouvements de l’âme. »
Le Voltaire, 8 juin 1880.
• « Je prends tous mes noms dans un vieux Bottin des départements. »
Lettre à Élie de Cyon, 29 janvier 1882.
PERSONNALITÉ
« Le sentiment personnel de l’artiste reste soumis au contrôle de la vérité. […] La personnalité de l’écrivain ne saurait être que dans l’idée a priori et que dans la forme. Elle ne peut se trouver dans l’entêtement du faux. »
Le Roman expérimental (1879)
POÉSIE
« Je vous ai donc lu, et mon regret est que vous ayez pris la forme rimée, le cadre du poème. Certes, je ne condamne pas la poésie, comme vous me le faites dire. Je crois seulement que c’est là aujourd’hui une matière trop travaillée, qu’il faudra laisser reposer pendant un siècle peut-être, pour que la terre épuisée puisse produire des pousses originales. Après Musset, Hugo, Lamartine, Leconte de Lisle et tant d’autre, l’imitation est fatale. […] Vous auriez dépensé la moitié du talent à écrire votre œuvre en prose, dans le cadre du roman, que vous auriez eu un beau succès. »
Lettre à Léon Duplessis, 24 octobre 1882.
POÈTE
« Le rôle du poète […] c’est celui du régénérateur, celui de l’homme qui se dévoue au progrès de l’humanité. Ce qu’il avance, ce sont bien des rêves, mais des rêves qui doivent recevoir leur accomplissement. »
Lettre à Jean-Baptistin Baille, 24 juin 1860.
POINT DE DÉPART
« Mon point de départ, l’étude du tempérament et des modifications profondes de l’organisme sous la pression des milieux et des circonstances. »
Préface à la deuxième édition de Thérèse Raquin (1868).
PRÉFACE
« [J’ai] la singulière manie des préfaces »
Lettres d’un curieux. Mars 1865.
PROCÈS-VERBAL
« Mes livres ne sont que des procès-verbaux, mon seul effort est de les rendre les plus exacts et les plus vivants possibles. »
Lettre à un destinataire inconnu, 3 février 1885.
PROJETS
• « J’ai le projet de décrire l’amour naissant, et de le conduire jusqu’au mariage. Tu ne peux voir encore la difficulté de ce que je veux entreprendre. Trois cents pages à remplir, presque sans intrigue ; une sorte de poème où je dois tout inventer, où tout doit concourir à un seul but : aimer ! Et de plus, comme je te le dis, je n’ai jamais aimé qu’en rêve, et l’on ne m’a jamais aimé, même en rêve ! »
Lettre à Paul Cézanne, 30 décembre 1859.
• « Je vais terminer par l’exposition du plan d’un petit poème qui roule depuis plus de trois ans dans ma tête. Le titre est : « La Chaine des êtres ». Il aura trois chants que j’appellerai volontiers le Passé, le Présent, le Futur. Le premier chant (le Passé) comprendra la création successive des êtres jusqu’à celle de l’homme. Là seront racontés tous les bouleversements survenus sur le globe, tout ce que la géologie nous apprend sur ces campagnes détruites et sur les animaux maintenant engloutis dans leurs débris. Le second chant (le Présent) prendra l’humanité à sa naissance, dans l’état sauvage, et la mènera jusqu’à ces temps de civilisation ; ce que la physiologie nous apprend de l’homme physique, ce que la philosophie nous apprend de l’homme moral, entrera, en résumé du moins, dans cette partie. Enfin le troisième et dernier chant (le Futur) sera une magnifique divagation. Se basant sur ce que l’œuvre de Dieu n’a fait que se parfaire depuis les premiers êtres créés, ces zoophytes, ces êtres informes qui vivaient à peine, jusqu’à l’homme, sa dernière création, on pourra imaginer que cette créature n’est pas le dernier mot du Créateur, et qu’après l’extinction de la race humaine, de nouveaux êtres de plus en plus parfaits viendront habiter ce monde. Description de ces êtres, de leurs mœurs, etc., etc. »
Lettre à Jean-Baptistin Baille, 15 juin 1860.
• « Il avait eu le projet d’une genèse de l’univers, en trois phases : la création, rétablie d’après la science ; l’histoire de l’humanité, arrivant à son heure jouer son rôle, dans la chaîne des êtres ; l’avenir, les êtres se succédant toujours, achevant de créer le monde, par le travail sans fin de la vie. Mais il s’était refroidi devant les hypothèses trop hasardées de cette troisième phase. »
L’Œuvre, chapitre II
PROSÉLYTISME
« On ne tue pas un livre. Si le livre est fort, chaque jour il gagnera à l’auteur des sympathies. Ce sera un prosélytisme lent, mais invincible. Et, un beau matin, le roman dédaigné, le roman conspué, aura vaincu et prendra de lui-même la haute place à laquelle il a droit. »
Le Bien public, 3 juin 1878.
PUBLIC
« Je ne fais pas le procès au public [théâtral]. Il va de très bonne foi à ce qui lui plait, il est un grand enfant qui s’arrête et s’amuse aux contes de bonne femme. Rien ne le séduit davantage que les devinettes, les jeux innocents de l’esprit, les coquins et les honnêtes gens impossibles, tout ce qui rentre dans le pur domaine de l’invention. Plus la fable est étrange, et plus il applaudit. Or on ne veut que ses applaudissements. De là, l’éternel patron de ces pièces, copiées les unes sur les autres, pour la joie des spectateurs. Les auteurs sont à genoux, flatteurs et complaisants. Ils poussent la courtisanerie jusqu’à rendre le public plus enfant qu’il ne l’est de nature. Ils l’abaissent et le dépravent, l’émoussent, le conduisent à ne plus goûter que les brutalités des parades de foire. »
L’Avenir national, 25 février 1873.
RAGOÛT
« J’aime les ragoûts littéraires fortement épicés, les œuvres de décadence où une sorte de sensibilité maladive remplace la santé plantureuse des époques classiques. »
Mes haines (1866).
RÉALISME
• « Ce que l’on se plaît encore à appeler réalisme, l’étude patiente de la réalité, l’ensemble obtenu par l’observation des détails, a produit des œuvres si remarquables, dans ces derniers temps, que le procès devrait être jugé aujourd’hui. Eh oui ! bonnes gens, l’artiste a le droit de fouiller en pleine nature humaine, de ne rien voiler du cadavre humain, de s’intéresser à nos plus petites particularités, de peindre les horizons dans leurs minuties et de les mettre de moitié dans nos joies et dans nos douleurs. »
Mes haines (1866).
• « Le mot « réaliste » ne signifie rien pour moi, qui déclare subordonner le réel au tempérament. Faites vrai, j’applaudis ; mais surtout faites individuel et vivant, et j’applaudis plus fort. »
L’Évènement, 4 mai 1866
RÉEL
• « Aujourd’hui, la qualité maîtresse du romancier est le sens du réel. Le sens du réel, c’est de sentir la nature et de la rendre telle qu’elle est. […] Le sens du réel ne devient absolument nécessaire que lorsqu’on s’attaque aux peintures de la vie. Alors, dans les idées où nous sommes aujourd’hui, rien ne saurait le remplacer, ni un style passionnément travaillé, ni la vigueur de la touche, ni les tentatives les plus méritoires. Vous peignez la vie, voyez-la avant tout telle qu’elle est et donnez-en l’exacte impression. Si l’impression est baroque, si les tableaux sont mal d’aplomb, si l’œuvre tourne à la caricature, qu’elle soit épique ou simplement vulgaire, c’est une œuvre mort-née, qui est condamnée à un oubli rapide. Elle n’est pas largement assise sur la vérité, elle n’a aucune raison d’être. […] Cependant, voir n’est pas tout, il faut rendre. C’est pourquoi , après le sens du réel, il y a la personnalité de l’écrivain. Un grand romancier doit avoir le sens du réel et l’expression personnelle. »
Le Voltaire, 20 août 1878.
• « Le réel ne saurait être ni vulgaire ni honteux, car c’est le réel qui fait le monde. Derrière les rudesses de nos analyses, derrière nos peintures qui choquent et qui épouvantent aujourd’hui, on verra se lever la grande figure de l’Humanité, saignante et splendide, dans sa création incessante. »
Le Voltaire, 13 janvier 1880.
REMANIER
• « L’artiste ne doit pas remanier son œuvre. »
Lettre à Paul Cézanne, 1er août 1860.
• « Je voudrais vous faire bien comprendre ma façon d’agir envers mes manuscrits. Tant qu’ils sont sur le métier, j’y songe avec amour, je rêve de les recopier sur du beau papier, très lisiblement ; ce sont des enfants adorés, pour lesquels je prépare les plus beaux trousseaux du monde. Ils naissent peu à peu, ils vivent enfin. Alors se passe en moi un singulier phénomène. L’enfant me paraît rachitique, sans grâce aucune ; un invincible dégoût me prend, et je laisse de côté ce qui m’a coûté tant de travail, pour songer à une œuvre nouvelle. »
Lettre à Antony Valabrègue, 21 avril 1864.
REMUER
« Le tout est de remuer les foules. L’indifférence seule tue. Il faut être exécré pour être aimé. »
Lettre à Jacques van Santen Kolff, 27 juin 1887.
REPORTAGE
« Je ne suis pas de ceux qui ont en horreur le reportage. C’est une forme nouvelle du journalisme, correspondant à la littérature nouvelle. Ce fut même souvent un sujet de querelle entre Flaubert et moi. Quand il s’emportait contre les reporters qui se plaisaient à décrire son intérieur et jusqu’à la couleur de ses pantoufles, je ne pouvais m’empêcher de lui dire : « Mais enfin, que faites-vous donc, si ce n’est du reportage ? Vous avez connu Mme Bovary, vous l’avez étudiée de la pointe des cheveux à la pointe des bottines, vous l’avez déshabillée, vous vous êtes complu dans la plus minutieuse description. Malgré vous, vous avez fait œuvre de reporter. »
Interview au Matin, 7 mars 1885.
RÉPUGNANT
« Notre analyse reste toujours cruelle, parce que notre analyse va jusqu’au fond du cadavre humain. En haut, en bas nous nous heurtons à la brute. Certes, il y a des voiles plus ou moins nombreux ; mais quand nous les avons décrits les uns après les autres, et que nous levons le dernier, on voit toujours derrière plus d’ordures que de fleurs. C’est pour cela que nos livres sont si noirs, si sévères. Nous ne cherchons pas ce qui est répugnant, nous le trouvons ; et si nous voulons le cacher, il faut mentir, ou tout au moins rester incomplet. »
Le Voltaire, 6 mai 1879.
ROMAN
« Le roman n’a pas que le but de peindre, il doit aussi corriger. »
Lettre à Jean-Baptistin Baille, 2 mai 1860.
ROMAN ANALYTIQUE
« On peut suivre, en s’appuyant sur l’histoire, le large mouvement qui a conduit l’esprit humain à l’étude de l’homme vivant et de la nature réelle. Du dix-septième siècle jusqu’à nos jours, ce mouvement est très marqué ; entre la Clélie de Mlle de Scudéry, et La Femme de trente ans de Balzac, il y a une série d’œuvres qui mènent insensiblement du récit merveilleux et invraisemblable à la peinture exacte de la nature humaine. […] Nous en sommes aujourd’hui au roman analytique qui a pour but de peindre la nature telle qu’elle est et les hommes tels qu’ils sont. »
Deux définitions du roman. (1866)
ROMAN ANGLAIS
« Ce qui me rend un peu froid pour le roman anglais contemporain, c’est la façon incomplète ou étriquée dont il étudie l’homme, en retranchant tout ce qui blesse les convenances. Comparez Dickens à notre Balzac, et vous comprendrez mon goût : je préfère l’anatomiste au peintre, le physiologiste au moraliste. »
Lettre à Jacques van Santen Kolff, 10 mars 1880.
ROMANCIER
• « Le romancier est fait d’un observateur et d’un expérimentateur. L’observateur chez lui donne les faits tels qu’il les a observés, pose le point de départ, établit le terrain solide sur lequel vont marcher les personnages et se développer les phénomènes. Puis l’expérimentateur paraît et institue l’expérience, je veux dire fait mouvoir les personnages dans une histoire particulière, pour y monter que la succession des faits y sera telle que l’exige le déterminisme des phénomènes mis à l’étude. […] Le romancier part à la recherche d’une vérité. »
Le Roman expérimental (1879)
« Nous voulons, nous aussi [romanciers], être les maîtres des phénomènes des éléments intellectuels et personnels, pour pouvoir les diriger. »
Le Roman expérimental (1879)
ROMAN EXPÉRIMENTAL
« Le roman expérimental est une conséquence de l’évolution scientifique du siècle ; il continue et complète la physiologie, qui elle-même s’appuie sur la chimie et la physique ; il substitue à l’étude de l’homme abstrait, de l’homme métaphysique, l’étude de l’homme naturel, soumis aux lois physico-chimiques et déterminé par les influences du milieu ; il est en un mot la littérature de notre âge scientifique, comme la littérature classique et romantique a correspondu à un âge de scolastique et de théologie. »
Le Roman expérimental (1879)
ROMAN-FEUILLETON
« Il y a, dans la lecture de ces histoires, un plaisir purement mécanique. On s’intéresse au jeu d’une pompe, au jeu d’un mécanisme quelconque. De même, on s’intéresse à ces pantins, à ces faits qui tournent dans le même cercle, par curiosité bête, pour savoir ce qui va arriver. L’intelligence, le goût littéraire, l’amour du vrai et du juste n’ont rien à voir là-dedans : on s’oublie à regarder, comme des badaud sur un pont qui se perdent dans le spectacle d’une bûche de bois descendant la rivière. »
Le Salut public, 11 septembre 1866.
ROMAN GREC
« La fiction y règne en souveraine ; ce ne sont que mensonges, que faits merveilleux, qu’intrigues embrouillées et incroyables. Les conteurs n’y ont presque jamais mis un vrai détail juste et observé ; les mille petits incidents de la vie intime y font défaut, et ces romans qui devraient peindre la société telle qu’elle est, nous emportent dans un monde fabuleux, au milieu d’aventures mensongères et de personnages extravagants. On sent que le roman n’a jamais été pour les Grecs une peinture de la vie réelle, encadrée dans une action vraisemblable ; il a été uniquement pour eux un poème vulgaire, un conte merveilleux qui charmait leur vive imagination, un entassement de fables d’autant plus attrayantes qu’elles étaient plus compliquées, un simple ragoût légèrement épicé de luxure qui réveillait le palais blasé des lecteurs de la décadence. »
Deux définitions du roman. (1866)
ROMAN NATURALISTE
« Toute l’opération consiste à prendre des faits dans la nature, puis à étudier le mécanisme des faits, en agissant sur eux par les modifications des circonstances et des milieux, sans jamais s’écarter des lois de la nature. Au bout, il y a la connaissance de l’homme, la connaissance scientifique, dans son action individuelle et sociale. […] Le roman naturaliste, tel que nous le comprenons à cette heure, est une expérience véritable que le romancier fait sur l’homme, en s’aidant de l’observation. »
Le Roman expérimental (1879)
ROMANTISME
• « Le romantisme, le lyrisme met tout dans les mots. Ce sont les mots gonflés, hypertrophiés, éclatant sous l’exagération baroque de l’idée. L’exemple n’est-il pas frappant : dans les faits, de la démence et de l’ordure ; dans les mots, de la passion noble, de la vertu fière, de l’honnêteté supérieure. Tout cela ne pose plus sur rien ; c’est une construction de langue bâtie en l’air. Voilà le romantisme. »
Lettre à la jeunesse, 1879.
• « Notre génération a trempé jusqu’au ventre dans le romantisme, et nous en sommes restés imprégnés quand même, et nous avons eu beau nous débarbouiller, prendre des bains de réalité violente, la tache s’entête, toutes les lessives du monde n’en ôteront pas l’odeur. […] Notre génération est trop encrassée de lyrisme pour laisser des œuvres saines. Il faudra une génération, deux générations peut-être, avant qu’on peigne et qu’on écrive logiquement, dans la haute et pure simplicité du vrai… Seule, la vérité, la nature, est la base possible, la police nécessaire, en dehors de laquelle la folie commence ; et qu’on ne craigne pas d’aplatir l’œuvre, le tempérament est là, qui emportera toujours le créateur. Est-ce que quelqu’un songe à nier la personnalité, le coup de pouce involontaire qui déforme et qui fait notre pauvre création à nous ! »
L’Œuvre, chapitre XII.
ROUAGE
« La nature garde pour vous des tabernacles de pudeur et d’horreur, tandis que nous croyons, nous autres, à la nécessité de rendre à tous les rouages humains leur fonction au grand jour, dans la besogne de la vie. »
Lettre à Jan ten Brink, 2 juin 1884.
RUINES
« Quand une société se putréfie, quand la machine sociale se détraque, le rôle de l’observateur et du penseur est de noter chaque plaie nouvelle, chaque secousse inattendue. Notre âge est nerveux ; les nerfs ont dominé et nous poussent à l’inconnu. Il faut que cet inconnu, il faut que l’avenir soit large, empli d’un souffle de liberté. En attendant, nous vivons sur les ruines d’un monde. Notre devoir est d’étudier ces ruines, de les étudier avec franchise, sans peur ni mensonge, pour en tirer les éléments d’un monde futur. La science nous guide ; elle se fait universelle, elle a depuis un demi-siècle envahi la littérature, et y a renouvelé l’histoire, la critique, le roman. Pourquoi voudrait-on nous empêcher de connaître les réalités humaines ? On ne saurait aller trop loin dans la connaissance de l’homme. Si nous remuons, au fond des cœurs, beaucoup de laides choses, qu’on s’épouvante et qu’on se corrige. Allons, debout ! voici le mal, faites le bien ! »
La Tribune, 29 novembre 1868.
SCÈNES
« Le premier caractère du roman naturaliste, dont Madame Bovary est le type, est la reproduction exacte de la vie, l’absence de tout élément romanesque. La composition de l’œuvre ne consiste plus que dans le choix des scènes et dans un certain ordre harmonique des développements. Les scènes sont elles-mêmes les premières venues : seulement, l’auteur les a soigneusement triées et équilibrées, de façon à faire de son ouvrage un monument d’art et de science. »
Le Messager de l’Europe, novembre 1875.
SENSATION
« Comment voulez-vous qu’un écrivain qui est un artiste puisse tuer en lui la sensation ? »
Lettre à Auguste Polosson, 1er décembre 1885.
SERRE
« J’ai le dédain des serres chaude, et je préfère les arbres tordus et puissants du chemin à ces belles plantes géométriques qui m’ont toujours semblé un attentat direct commis contre la nature. »
L’Événement, 1er juillet 1866.
SOLITUDE
« Être seul, travailler seul, il n’y a pas de meilleure hygiène pour un producteur. On crée alors des œuvres voulues, des œuvres où l’on se met tout entier ; dans les premiers temps, ces œuvres peuvent avoir une saveur amère pour le public, mais il s’y fait, il finit par les goûter. Alors, c’est une admiration solide, une tendresse qui grandit à chaque génération. Il arrive que les œuvres, si applaudies dans l’éclat fragile de leur nouveauté, ne durent que quelques printemps, tandis que les œuvres rudes, dédaignées à leur apparition, ont pour elles l’immortalité. »
Le Bien public, 5 novembre 1877.
STENDHAL
« Notre plus grand romancier, Stendhal, étudiait les hommes comme des insectes étranges, qui vivent et meurent, poussés par des forces fatales ; son seul souci était de déterminer la nature, l’énergie, la direction de ces forces ; son humanité ne sympathisait pas avec celle de ses héros, il restait supérieur à leur misère et à leur folie, il se contentait de faire son travail de dissection, exposant simplement les résultats de ce travail. L’œuvre du romancier doit cesser où commence celle du moraliste. »
L’Événement illustré, 4 juillet 1868.
STRATÉGIE LITTÉRAIRE
« Avant tout, il faut forcer le public à vous lire. »
Le Salut public, 21 mars 1866.
STYLE
« Ce n’est pas lorsqu’il est en beau style qu’un livre vit ; c’est lorsqu’il est humain, d’une forme simple et précise dont les lecteurs de toutes les époques peuvent s’accommoder. […] Une langue est une logique. On écrit bien, lorsqu’on exprime une idée ou une sensation par le mot juste. Tout le reste n’est que pompons et falbalas. Avoir l’impression forte de ce dont on parle, et rendre cette impression avec la plus grande intensité et la plus grande simplicité, c’est l’art d’écrire tout entier. »
Le Messager de l’Europe, septembre 1878.
SUJET
« Le naturalisme ne tient pas au choix des sujets ; de même que le savant applique sa loupe d’observateur sur la rose comme sur l’ortie, le romancier naturaliste a pour champ d’observation la société entière, depuis le salon jusqu’au bouge. Les imbéciles seuls font du naturalisme la rhétorique de l’égout. »
Le Voltaire, 6 mai 1879.
SYMPHONIE
« Mes œuvres sont bâties comme de grandes symphonies musicales. »
Lettre à Giuseppe Giacosa, 28 décembre 1882.
TABAC
« Croire que le tabac a une influence sur la littérature française, cela est si gros, qu’il faudrait vraiment des preuves scientifiques pour tenter de la prouver. J’ai vu de grands écrivains fumer beaucoup et leur intelligence ne s’en porte pas plus mal. Si le génie est une névrose, pourquoi vouloir la guérir ? La perfection est une chose si ennuyeuse que je regrette souvent de m’être corrigé du tabac. »
Lettre à Maurice de Fleury, 9 décembre 1888.
TALENT
« Je ne sais pas ce qu’on entend par un écrivain moral et un écrivain immoral ; mais je sais très bien ce que c’est qu’un auteur qui a du talent et qu’un auteur qui n’en a pas. Et, dès qu’un auteur a du talent, j’estime que tout lui est permis. L’histoire est là. Nous avons tout permis à Rabelais en France, comme on a tout permis à Shakespeare en Angleterre. Une page bien écrite a sa moralité propre, qui est dans sa beauté, dans l’intensité de sa vie et de son accent. C’est imbécile de vouloir la plier à des convenances mondaines, à une vertu d’éducation et de mode. Pour moi, il n’y a d’œuvres obscènes que les œuvres mal pensées et mal exécutées. »
Le Messager de l’Europe, octobre 1880.
THÉÂTRE
• « Je ne sais si je suis pratique en scènes théâtrales, mais je désire ardemment voir nos scènes s’élargir et le public prendre goût aux œuvres d’analyse humaine. »
La Tribune, 15 novembre 1868.
• « Le théâtre agonise parce que les écrivains l’épuisent, le rendent anémique. Il meurt faute de sang. Depuis 1830, depuis les tentatives de Victor Hugo, personne n’a osé livrer bataille sur les planches. On a appauvri, affadi la verve comique ; on a rabâché les thèmes tragiques connus. Tout l’art a été de rallonger les ficelles, de les nouer autrement, de mettre des ressorts aux poupées, et de les faire sauter à droite, quand les devanciers les ont faits sauter à gauche. Des habiles sont venus, des impuissants qui ont fait métier de ménager le public et de battre monnaie avec la bêtise commune.
Si une tentative osait se produire, vous entendriez les cris de tout ce monde. Il ne faut pas toucher au contrat passé entre le public et ses fournisseurs habituels. Les plus doux vous accuseraient de maladresse, ce qui serait peut-être vrai ; les farouches iraient jusqu’à vous traiter d’homme dangereux et immoral. En France, quiconque cherche la vérité, blesse la décence et fait courir à la société un péril grave. […]
Il faut qu’un homme doué vienne et adapte la plus grande somme de vérité possible à la scène. Alors – et c’est là ce qu’il me plaît de rêver – devant le grand cri humain qu’il trouvera, le public, la foule abêtie se réveillera et acceptera l’art nouveau, après quelque lutte sans doute. Si cette lutte n’avait pas lieu, si un homme ne venait pas pour brutaliser la foule et la tirer du sommeil bête où la bercent les intéressés, elle finirait par s’endormir tout à fait, dans le beuglement de triomphe d’une chanteuse aux épaules maigres. »
La Cloche, 5 mai 1872.
• « J’ai la conviction profonde – et j’insiste sur ce point – que l’esprit expérimental et scientifique du siècle va gagner le théâtre, et que là est le seul renouvellement possible de notre scène. Que la critique regarde autour d’elle, et qu’elle me dise de quel côté elle attend un secours quelconque, un souffle de vie qui remette le drame debout. Certes, le passé est mort, il faut aller à l’avenir ; et l’avenir, c’est le problème humain étudié dans le cadre de la réalité, c’est l’abandon de toutes les fables, c’est le drame vivant de la double vie des personnages et des milieux, dégagé des contes de nourrice, des guenilles historiques, des grands mots bêtes, des niaiseries et des fanfaronnades de convention. Les charpentes pourries du drame d’hier tombent d’elles-mêmes. La place doit être nette. »
Préface de Thérèse Raquin (1873).
• « J’attends qu’on plante debout au théâtre des hommes en chair et en os, pris dans la réalité et analysés scientifiquement, sans un mensonge. J’attends qu’on nous débarrasse des personnages fictifs, de ces symboles convenus de la vertu et du vice qui n’ont aucune valeur comme document humain. J’attends que les milieux déterminent les personnages et que les personnages agissent d’après la logique des faits combinée avec la logique de leur propre tempérament. J’attends qu’il n’y ait plus d’escamotage d’aucune sorte, plus de coups de baguette magique, changeant d’une minute à l’autre les choses et les êtres ; j’attends qu’on ne nous conte plus des histoires inacceptables, qu’on ne gâte plus des observations justes par des incidents romanesques, dont l’effet est de détruire même les bonnes parties d’une pièce. J’attends qu’on abandonne les recettes connues, les formules lasses de servir, les larmes, les recettes faciles. J’attends qu’une œuvre dramatique, débarrassée des déclamations, tirée des grands mots et des grands sentiments, ait la haute moralité du vrai, soit la leçon terrible d’une enquête sincère. J’attends enfin que l’évolution faite dans le roman s’achève au théâtre, que l’on y revienne à la source même de la science et de l’art modernes, à l’étude de la nature, à l’anatomie de l’homme, à la peinture de la vie, dans un procès-verbal exact, d’autant plus original et puissant que personne encore n’a osé le risquer sur les planches. »
Le Messager de l’Europe, janvier 1879.
TORRENT
« Je compare la pensée écrite à un torrent qui s’élargirait au milieu d’une vallée ; à la source le torrent coule dans un seul lit ; puis les accidents de terrain le divisent, il se sépare en plusieurs branches qui elles-mêmes se ramifient. La pensée écrite s’est ainsi ramifiée, et les annales de l’humanité nous permettent de savoir quelles causes ont déterminé les directions nouvelles que la pensée a suivies. Je résumerai cette façon de voir en énonçant scientifiquement le théorème suivant : les caractères des divers genres littéraires ne sont que les transformations de la pensée écrite soumis aux influences des civilisations. »
Deux définitions du roman. (1866)
TOTALITÉ
« Quand je m’attaque à un sujet, je voudrais y faire entrer le monde entier. De là, mes tourments, dans ce désir de l’énorme et de la totalité, qui ne se contente jamais. »
Lettre à Jacques van Santen Kolff, 4 septembre 1891.
TOUT OU RIEN
« Si je prends définitivement la carrière littéraire, j’y veux suivre ma devise : Tout ou rien ! Je voudrais par conséquent ne marcher sur les traces de personne ; non pas que j’ambitionne le titre de chef d’école – d’ordinaire, un tel homme est toujours systématique – mais je désirerais trouver quelque sentier inexploré, et sortir de la foule des écrivassiers de notre temps. »
Lettre à Jean-Baptistin Baille, fin août-début septembre 1860.
VENDRE
« Je ne veux pas que l’on fasse une œuvre en vue de la vendre, mais une fois faite, je veux qu’on la vende. […] Faites donc votre poème, votre roman en artiste consciencieux, mettez-y deux ans s’il le faut, ne pensez pas à l’argent et que cette pensée ne vienne pas entraver celle de l’art ; mais, que diable ! quand vous aurez bien travaillé, vendez votre ouvrage et ne commettez pas une folle générosité dont au reste on ne vous saurait aucun gré. »
Lettre à Paul Cézanne, 1er août 1860.
VÉRITÉ
• « J’aimerais à pénétrer la vie de mes compagnons, à fouiller les mystères, j’ai la curiosité de tout ce que je ne sais pas, je me plais étrangement à ces délicates opérations de l’intelligence, en quête d’une solution inconnue. Il y a une volupté exquise à peser chaque mot, chaque souffle ; on n’a que quelques vagues données, et on arrive, par une marche lente et sûre, mathématique, à la connaissance de la vérité entière. »
La Confession de Claude (1865), chapitre XXIV.
• « Il y a, là-haut ou là-bas, dans une sphère lointaine assurément, une vérité une et absolue qui régit les mondes et nous pousse à l’avenir. Il y a ici cent vérités qui se heurtent et se brisent, cent écoles qui s’injurient, cent troupeaux qui bêlent en refusant d’avancer. Les uns regrettent un passé qui ne peut revenir, les autres rêvent un avenir qui ne viendra jamais ; ceux qui songent au présent, en parlent comme d’une éternité. Chaque religion a ses prêtres, chaque prêtre a ses aveugles et ses eunuques. De la réalité, point de souci ; une simple guerre civile, une bataille de gamins se mitraillant à coups de boules de neige. »
Mes Haines (1866).
• « Je n’ai eu qu’un amour dans la vie, la vérité, et qu’un but, faire le plus de vérité possible. Tout ce qui tend à faire de la vérité ne peut être qu’excellent. […] Je n’ai jamais rien caché, n’ayant rien à cacher. J’ai vécu tout haut, j’ai dit tout haut, sans peur, ce que j’ai cru qu’il était bon et utile de dire. Parmi les milliers de pages que j’ai écrites, je n’en ai à renier aucune. […] Mon cerveau est comme dans un crâne de verre, je l’ai donné à tous, et je ne crains pas que tous viennent y lire. »
Lettre au docteur Toulouse, 15 octobre 1896.
VERLAINE
« Dès qu’on a écarté la préoccupation des idées générales, de toute psychologie menée à fond, de toute construction d’œuvres solidement conçues, il reste au premier rang des poètes élégiaques. Même on peut dire que sa vie décousue, traversée de catastrophes, gâchée par l’insouciance, l’a marqué comme poète, en libérant peu à peu son vers des antiques contraintes, en lui donnant l’aisance, le charme souffrant, la spontanéité et la naïveté du génie libre qui s’ignore. C’est par là sûrement qu’il a été personnel et qu’il a exercé une influence véritable, tout au moins sur la métrique d’aujourd’hui.
Seulement, il est bien certain qu’il a fait ses vers comme le poirier fait ses poires. Le vent soufflait, et il est allé où le vent l’a poussé. Jamais il n’a rien voulu, jamais il n’a rien discuté, combiné, exécuté, dans le plein exercice de son intelligence. […] Avec une pareille nature, déséquilibrée et primesautière, peu importe le terrain, tout y pousse dans le même jaillissement de personnalité irrésistible. […] Qui sait si la misère ne l’a pas diminué ? Sans doute, j’accorde que le débraillé fatal de son existence donnait en partie à ses vers cette libre allure qui est leur nouveauté originale. Mais dans quel balbutiement informe il était tombé ! Comme on le sentait fini avant la fin ! Sa fameuse obscurité de mage n’est que la déliquescence d’un cerveau qui s’obscurcit. »
Le Figaro, 18 janvier 1896.
VIE
« Ah ! la vie, la vie ! la sentir et la rendre dans sa réalité, l’aimer pour elle, y voir la seule beauté vraie, éternelle et changeante, ne pas avoir l’idée bête de l’anoblir en la châtrant, comprendre que les prétendues laideurs ne sont que les saillies des caractères, et faire vivre, et faire des hommes, la seule façon d’être Dieu ! »
L’Œuvre, chapitre III
VOLONTÉ
« Je renonce à voir clair dans ce que je fais, car plus je vais et plus je suis convaincu que nos œuvres en gestation échappent absolument à notre volonté. »
Lettre à J.K. Huysmans, 20 mai 1884.
VOLTAIRE
« Je ne considère point Voltaire comme un poète, un philosophe, un historien ou un romancier ; je le considère comme une force dont s’est servie la vérité, ou plutôt comme l’individualité la plus complète et la plus en lumière du glorieux dix-huitième siècle. »
L’Événement, 3 avril 1866.