« Balzac dit que l’idée de sa Comédie lui est venue d’une comparaison entre l’humanité et l’animalité. (Un type unique transformé par les milieux (G. Saint-Hilaire) : comme il y a des lions, des chiens, des loups, il y a des artistes, des administrateurs, des avocats, etc.). Mais Balzac fait remarquer que sa zoologie humaine devait être plus compliquée, devait avoir une triple forme : les hommes, les femmes et les choses. L’idée de réunir tous ses romans par la réapparition des personnages lui vint. Il veut réaliser ce qui manque aux histoires des peuples anciens : l’histoire des mœurs, peintre des types, conteur des drames, archéologue du mobilier, nomenclateur des professions, enregistreur du bien et du mal. Ainsi dépeinte, il voulait encore que la société portât en elle la raison de son mouvement. Un écrivain doit avoir en morale et en religion et en politique une idée arrêtée, il doit avoir une décision sur les affaires des hommes. Les bases de la Comédie sont : le catholicisme, l’enseignement par des corps religieux, principe monarchique. – La Comédie devait contenir deux ou trois mille figures.
Mon œuvre sera moins sociale que scientifique. Balzac, à l’aide de trois mille figures, veut faire l’histoire des mœurs ; il base cette histoire sur la religion et la royauté. Toute sa science consiste à dire qu’il y a des avocats, des oisifs, etc. comme il y a des chiens, des loups, etc. En un mot, son œuvre veut être le miroir de la société contemporaine.
Mon œuvre, à moi, sera tout autre chose. Le cadre en sera plus restreint. Je ne veux pas peindre la société contemporaine, mais une seule famille, en montrant le jeu de la « race modifiée » par les milieux. Si j’accepte un cadre historique, c’est uniquement pour avoir un milieu qui réagisse ; de même le métier, le lieu de résidence sont des milieux. Ma grande affaire est d’être purement naturaliste, purement physiologiste. Au lieu d’avoir des principes (la royauté, le catholicisme), j’aurai des lois (l’hérédité, l’énéité). Je ne veux pas comme Balzac avoir une décision sur les affaires des hommes, être politique, philosophe, moraliste. Je me contenterai d’être savant, de dire ce qui est en cherchant les raisons intimes. Point de conclusion d’ailleurs. Un simple exposé des faits d’une famille, en montrant le mécanisme intérieur qui la fait agir. J’accepte même l’exception.
Mes personnages n’ont pas besoin de revenir dans les romans particuliers.
Balzac dit qu’il veut peindre les hommes, les femmes et les choses. Moi, des hommes et des femmes, je ne fais qu’un, en admettant cependant les différences de nature, et je soumets les hommes et les femmes aux choses. »
Documents préparatoires des Rougon-Macquart, NAF 10.345 f° 14-15
CONTREPOINT
Émile Zola, rêvant : – Augustine, si M. de Balzac vient me voir, je n’y suis pour personne ! Vous m’entendez… pour personne. Ce garçon finit par me raser. Sous prétexte que mon vaste cerveau a enfanté l’admirable série des Rougon-Macquart, ce Balzac compose une collection de romans sous le titre collectif de La Comédie humaine. On commence à parler de lui dans les gazettes ; déjà on l’appelle le successeur de Zola. Encore un peu, et on lui trouvera autant de talent qu’à moi. […] Il est temps que je me débarrasse de ce concurrent, remarquez que, par respect pour mon génie, je ne dis pas mon rival. J’ai eu le tort de le prendre sous ma protection ; je me repends de cette faiblesse. Maintenant, je ne puis me débarrasser de ce gêneur. Précisément, André Gill a dessiné ma charge dans la collection des Hommes du jour ; je suis là, debout devant le buste de Balzac que je contemple avec une certaine fierté. Quoi ! l’orgueil de la supériorité. Afin que la méprise devienne impossible, je prierai Gill de dessiner la caricature de ce Balzac. Moi je serai debout en marbre, sur un beau piédestal, et devant ma statue, agenouillé, la face dans la poussière ainsi qu’il convient à ce ver de terre, le nommé Balzac. À chacun selon ses œuvres !
Albert Wolff, Le Rêve de Zola, Le Figaro, 22 décembre 1878.
